Le Pacifique colombien, une terre riche de son Afrique

Dans la région du Pacifique colombien vit une importante communauté noire marginalisée. Depuis quelques années, des films et des livres rendent hommage à cette population fortement ancrée dans ses riches traditions culturelles. 

Photo : El Espectador

« Cette terre n’existait pas, avant. C’est nous qui avons écarté les eaux, nous qui avons semé ici l’espérance. Cette terre nous appartient. » La voix off qui prononce ces mots dans le film  María de los Esteros  (Maria de la mangrove, 2018), est peut-être celle des esprits, la voix des chers disparus soufflant aux habitants de ne pas fuir leur terre, malgré la menace. Entre les troncs noueux des arbustes de la mangrove qui évoquent les tentacules de la mémoire, María perçoit la plainte de ceux qui ne sont plus et qui l’enjoignent de s’accrocher à ses racines. María de los Esteros, un court-métrage du réalisateur Eugenio Gómez Borrero, resserre la caméra sur des villageois de la côte Pacifique de la Colombie, “el Pacífico”, une vaste région à l’ouest du pays, bordée par l’océan Pacifique et qui regroupe quatre départements, le Chocó, le Valle del Cauca, le Nariño et le Cauca.  En 2019, le Panorama du cinéma colombien organisé chaque année par l’association Le Chien qui Aboie* a présenté au public français une sélection de courts-métrages documentaires ou de fiction consacrés au peuple de cette région. 

Une région oubliée 

Membre fondateur de ce collectif, Sébastien Coral souligne que ces productions cinématographiques sont plus récentes que celles qui gravitent autour de l’identité noire caribéenne, mises en lumière dans des films sélectionnés par les festivals du monde entier : « Ce sont des œuvres qui restent plutôt confidentielles dans un pays encore profondément raciste (paradoxalement !) et peu enclin à prendre en compte ces populations. »

Sur cette terre vit la principale communauté noire de la Colombie, soit environ un million de personnes qui comptent parmi les plus pauvres du pays. Et longtemps, parmi les plus oubliées, sauf par les cruels appétits de groupes criminels et du narcotrafic qui imposent leur domination sur le territoire par la violence, hier comme aujourd’hui. Le film María de los Esteros évoque ainsi la pression qui s’exerce sur les populations de la mangrove pour les déloger au profit d’intérêts économiques illicites dans la région portuaire de Buenaventura. Voici quelques semaines, en février 2021, les habitants ont protesté contre les violences et le manque d’opportunités économiques dont ils sont victimes, en formant une immense chaîne humaine dans la ville. Dès 1954, le quotidien El Espectador témoignait de cet abandon. Dépêché dans la région après une sanglante répression, un jeune journaliste qui allait devenir le grand écrivain colombien Gabriel García Márquez constatait : « Une fois passée la nouvelle, tout reprit sa place habituelle et la région continua à être la plus oubliée du pays. » 

Sur cette terre, les origines africaines, du Bénin au Nigéria, de la Guinée au Sénégal ou du Mali au Cameroun, se lisent encore entièrement dans la couleur intense de peaux qui se sont peu métissées, contrairement à celles des communautés noires de la région caribéenne de la Colombie, plus au nord. Marginalisées, paupérisées, ces populations du Pacifique ont conservé une forte identité culturelle héritée de leurs ancêtres africains. Traditions, croyances, mythes et visions révélatrices ont fécondé l’imaginaire collectif et la création artistique, tout comme la nature à la fois hostile et généreuse qui les entoure. 

Résistance mystique 

Dans le Pacífico, le diable, les elfes, les esprits des ancêtres sont omniprésents, et leur souffle mystique s’invite dans la musique et la danse du currulao, dans le son clair des notes du balafon ou le roulement des tambours, comme l’illustre la fiction réalisée par le musicien et cinéaste Lucas Silva dans son film Divinas Melodías (Divines mélodies, 2018). « La cosmogonie et la musique ne font qu’un et convoquent un panthéon de personnages bien différent de celui des cultures métisses ou indiennes », explique le réalisateur, qui depuis 1996 se consacre à la diffusion de cette culture africaine en Colombie. Dans son film, la rédemption du personnage principal émane de sa rencontre mystique avec les dieux de la mangrove, qui lui insufflent la force de la création.  

La vie rurale et l’enclavement de cette région enserrée entre jungle et océan ont contribué à maintenir vivaces les traditions et les rituels ancestraux de la communauté. Le long conflit colombien a également pris en étau cette région délaissée par l’État, avec notamment le massacre de sinistre mémoire, en 2002, d’une centaine de civils dans une église à Bojayá, dans le Chocó. Aujourd’hui encore, les Afrocolombiens du Pacifique paient un lourd tribut, la plupart du temps sans réparation, aux affrontements de groupes mafieux locaux. Dans ce contexte, comme l’explique un jeune sociologue colombien dans une contribution au site Al Poniente ***, perpétuer sa culture lorsque l’on appartient à une minorité noire ou amérindienne constitue aussi un mécanisme de défense contre le mépris des élites et d’une partie de la population nationale à leur égard : « Nous sommes une nation orpheline de son identité parce qu’elle méconnaît ses origines indiennes et noires. »

À l’écart 

L’auteur rappelle l’époque de l’esclavage qui à partir du XVIe siècle – et jusqu’à son abolition en 1851 – a permis aux colons espagnols de faire de cette région l’axe central de l’extraction d’or, tout en convertissant les esclaves africains et les Amérindiens au catholicisme. Pour préserver leur identité, les populations asservies ont développé un syncrétisme religieux, mêlant les croyances et les rituels du christianisme à ceux de leur culture d’origine : « Leur attachement à leur identité culturelle était tel qu’ils se virent obligés d’adopter des pratiques syncrétiques pour préserver leurs propres traditions. » La forte identité africaine des Noirs du Pacifique qui a perduré à travers les siècles a une autre explication historique, étayée par un ouvrage publié en 2007 par l’Institut français d’études andines.****  

L’auteur Odile Hoffmann y rappelle que les esclaves noirs de cette région, tout particulièrement dans le sud (Nariño), étaient principalement affectés au travail dans les mines d’or. Mais dans ce vaste territoire difficile d’accès et abondamment irrigué par une infinité de fleuves et rivières, une économie de subsistance qui faisait bien l’affaire des colons blancs s’est aussi développée : « Au cours du XVIIIe siècle, l’activité minière génère également un peuplement de “nègres libres“ [ayant acheté leur liberté ou qui se sont échappés], d’Amérindiens ou de métis qui assurent une production agricole a minima afin d’approvisionner les mines. » De cette organisation s’ensuit une relative indépendance comparée au contrôle resserré et à la cohabitation avec les colons blancs qui s’imposaient dans les champs de canne à sucre dans d’autres régions. « Il faut savoir nager pour survivre » insiste la mère d’une fillette effarouchée par l’eau, dans le court-métrage Dulce (2018, Guille Isa et Angello Faccini) où le quotidien s’arrime à la pirogue qui emmène la famille glaner les coquillages à marée basse. Aujourd’hui, la communauté afro du Pacifique continue à nager dans de turbulents courants contraires. 

Interview de Lucas Silva : « La Colombie est aussi africaine » 

Le réalisateur et musicien colombien Lucas Silva, auteur du film Divinas Melodías, se consacre depuis 1996 aux cultures afro-colombiennes, explorant les liens entre l’Afrique et son pays, d’abord en France où il a vécu pendant quinze ans, puis en Colombie. Il a créé à Bogota un label musical Palenque Records, dédié aux courants musicaux afro-colombiens, et une société de production cinématographique, Hollywoodoo Films.  

L’héritage africain de la Colombie est-il bien connu dans votre pays ?  

« Pas vraiment, c’est une dimension qui a été longtemps bien oubliée, et pourtant la population afro-descendante est importante, elle totalise environ 10% de la population du pays (50 millions d’habitants). C’est la plus importante communauté noire en Amérique latine après le Brésil, avec des différences notables entre les cultures noires de la région caribéenne et celles de la zone du Pacifique. Les Colombiens n’ont pas prêté beaucoup d’attention à ces cultures, nous restons un pays raciste, mais cela change depuis une vingtaine d’années ».  

La région Pacifique a-t-elle tout particulièrement conservé ses traditions d’origine africaine ?  

« Elles sont en effet très préservées, notamment en raison de la pauvreté et de l’isolement de cette population. La modernité n’y a pas pénétré autant que dans les endroits plus urbanisés, les traditions et le folklore s’y perpétuent de génération en génération. La musique par exemple, le currulao, constitue un pilier essentiel de cette culture. Elle est convoquée dans tous les grands moments de la vie, chaque célébration ayant sa propre musique et ses chants ».  

La musique semble même investir les êtres de façon surnaturelle, comme vous le montrez dans votre film Divinas Melodías… 

« Celui qui veut apprendre la musique et atteindre l’excellence doit avoir un rendez-vous avec le diable, le maître de la musique, et avec les elfes qui vont venir l’habiter pour qu’il réussisse. Ce sont des phases mystiques héritées en droite ligne de religions africaines, de récits épiques et ésotériques. La musique est le moyen pour communiquer avec l’au-delà, avec les dieux et les esprits, l’autre monde. De cette façon, la créativité n’a plus de limites. Ces croyances nous parlent de la communication entre l’humain et le sacré, le défi éternel que pose la métaphysique ».  

Sabine GRANDADAM

*https://lechienquiaboie.fr/ 

**https://elpais.com/cultura/2021-02-21/la-explosion-literaria-del-pacifico-una-mirada-distinta-a-colombia.html 

***https://alponiente.com/una-nacion-huerfana-de-identidad/ 

****https://books.openedition.org/ifea/5702#ftn2 

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