Entre univers urbain et tropical, un indigène brésilien pris d’une fièvre existentielle…

Avec son film La Fièvre (A Febre), la réalisatrice brésilienne Maya Da-Rin nous plonge aux portes de l’Amazonie dans la vie de l’Amérindien Justino, vigile sur le port de Manaus.

Photo : Allociné

Pour son premier long métrage, Maya Da-Rin, née à Rio en 1979, met en scène l’histoire d’un Améridien brésilien, issu d’un village amazonien et travaillant au cœur de la plus grande ville de l’Amazonie et capitale de l’Amazonas : Manaus. La fille de Justino est aide-soignante et prévoit de poursuivre ses études de médecines dans une autre capitale, Brasilia. Le film déjà projeté en 2019, fait surface un peu plus tard en France. Le scénario se déroule à Manaus, l’une des villes brésiliennes les plus touchées par la mortalité due au Covid-19. Le long-métrage nous rappelle le drame d’une absence de prise en charge sanitaire de la pandémie par le gouvernement de l’Amazonas et le gouvernement fédéral.  La Fièvre connaît une bonne réception par la critique cinématrographique puisque le film est sélectionné en compétition à Locarno l’année de sa sortie, et reçoit le prix Fipresci. Son acteur principal, Régis Myrupu, est récompensé par le prix d’interprétation masculine à Locarno cette même année. 

À des centaines de kilomètres de son village d’origine, les conditions de vie de Justino sont rudes et celui-ci est sévèrement averti par ses supérieurs d’un risque de renvoi pour avoir succombé au sommeil sur son lieu de travail. Suite à cela, le personnage principal est alors pris d’une fièvre qui l’achève plusieurs fois dans la journée. Au même moment, un animal sauvage semble rôder dans les alentours. Deux univers différents, deux langues différentes : Justino parle tukano avec ses proches et portugais avec le monde extérieur. Entre deux mondes bien distincts, son corps cède à la fatigue et son esprit est tourmenté par des rêves. Cette phrase de Luc Chessel dans Libération du 30 juin dernier, embrasse tout le propos du film : « La Fièvre fait patiemment le portrait de cette crise. Il le fait jusqu’au bout, jusqu’à l’endroit où les cosmologies s’entrechoquent, où la violence est de moins en moins assourdie, où les mondes ne peuvent plus faire semblant de coexister. »

La métaphore de la fièvre convoquée par la réalisatrice suggère que le corps du personnage principal est le premier élément touché par le déracinement et une vie forcée dans un monde urbain et industriel. La fièvre de Justino est le symptôme « d’un malaise qui est en train de l’assaillir », selon l’expression de Clarisse Fabre dans un article du Monde du 30 juin dernier, et qui apparaît comme inguérissable par les médecins de la ville. La Fièvre (A Febre) suggère une critique politique et sociale de la société brésilienne et du sort des indigènes. Le racisme, l’assimilation des indigènes à la modernité et à la vie urbaine sont des thèmes majeurs du premier film de Maya Da-Rin.  L’ambiance de ce long-métrage oscille entre naturalisme et fantastique à l’aide d’une plongée sonore dans la jungle amazonienne. Luc Chessel évoque une ambiance « aux confins du rêve ». L’effort d’immersion effectué par la réalisatrice rend compte de son expérience passée de documentariste. Maya Da-Rin connaît extrêmement bien son terrain puisque son film est le fruit de six ans d’écriture et d’accumulation de connaissances sur Manaus. 

Un appel de la forêt amazonienne qui fait écho à l’actualité brésilienne et à la lutte des indigènes pour leurs droits et l’accès à leurs terres. Luc Chessel décrit dans Libération un « film hanté par le spectre de la contagion qui résonne tout particulièrement en pleine pandémie ». Ce  film décrit l’existence d’une résistance face à un monde dont les structures pesantes broient les individus en les assimilant.  Luc Chessel souligne un écho au « perspectivisme amérindien » décrit par les anthropologues dans les sociétés indigènes latino-américaines. L’anthropologue brésilien Viveiros de Castro et, après lui, Aparecida Vilaça, proposent une explication du perspectivisme amérindien : les Amérindiens se perçoivent comme des humains et certains animaux – ou autres éléments de la nature – se voient également comme des humains. Seul le chaman peut adopter le point de vue des non-humains et traverser les frontières entre humains et non-humains. L’acteur non professionnel de Justino, Régis Myrupu, lui-même issu d’une famille de chamans et de l’ethnie Desana, incarne en quelque sorte ce franchissement – à travers la fièvre qui le prend – des frontières entre humains et non-humains, entre nature et modernité. La Fièvre offre une multiplication des perspectives comme un acte de résistance à l’absence de perspective face aux enjeux de la société brésilienne et sur les dégâts infligés à la forêt amazonienne. 

Clarisse Fabre souligne dans un article du Monde destiné au film le « long travail mené avec les habitants du rio Negro, dans le nord-ouest de l’État d’Amazonas, où cohabitent un vingtaine de groupes ethniques. » Aussi ajoute-elle que  « ces hommes et ces femmes (…) considèrent les animaux (et autres êtres) comme des ‘’peuples’’ habitant le même monde que celui des hommes et croient aux relations entre les humains, les animaux et la forêt (amazonienne en l’occurrence). » Ainsi, la « fièvre créatrice » qui a pris la réalisatrice Maya Da-Rin produit  une analyse de rupture avec la modernité. 

Émilie DIANT

La Fièvre de Maya Da-Rin, Brésil avec Régis Myrupu, Rosa Peixoto. 1 h 38 – Le journal Libération du 30 juin dernier a consacré deux pages à ce film sous la plume de Luc Chessel.