Une justice aux ordres, le cas des prisonniers des services de renseignements du Venezuela

Au Venezuela, le pouvoir convoque une mission pour réformer la justice, prétendant réduire la surpopulation carcérale et lever la paralysie des procédures. Cette annonce ne peut occulter la réalité de la subordination du système judiciaire à l’exécutif. Dans les faits, la justice est aux ordres.

Photo : Barril.info

L’histoire de Lorent Saleh en est une parmi d’autres. Ce militant vénézuélien des droits humains, aujourd’hui réfugié en Espagne, a passé quatre années dans les geôles de Caracas, de 2014 à 2018, sans avoir jamais été jugé. Incarcéré dans les sous-sols de La Tumba, la prison des services de renseignement du Venezuela (SEBIN), dans l’obscurité totale et le silence. Torturé, il a fini par être libéré le 12 octobre 2018 après 53 reports de son procès. La pression internationale et notamment le prix Sakharov de la paix qui lui avait été décerné par le Parlement européen en 2017 ont certainement joué en faveur de sa libération. Lorent Saleh, quant à lui, a estimé qu’il devait aussi cette libération à la mort, quelques jours plus tôt, d’un conseiller municipal, Fernando Albán, « tombé » ou peut-être poussé du dixième étage des locaux d’interrogatoire du SEBIN, le 8 octobre 2018. Les autorités auraient craint que Lorent Saleh ne se suicide. À l’instar de Lorent Saleh, le rappeur et opposant vénézuélien Steven García Sanz est détenu depuis cinq ans sans avoir été jugé. Il a été accusé de meurtre en 2016 par Diosdado Cabello, le numéro deux du régime, en direct à la télévision. Et comme eux, de très nombreux prisonniers croupissent dans les cellules vénézuéliennes et meurent parfois dans les centres de détention provisoires : le pays compte quelque 110 000 détenus dont plus de la moitié en détention provisoire ou dans les cellules de postes de police, indique l’ONG Una Ventana a la Libertad (Une fenêtre sur la Liberté). En 2020, plus de 200 ont péri de tuberculose ou de faim.

Une réforme en accéléré, mais pourquoi ?

Ces jours-ci, le dirigeant vénézuélien Nicolás Maduro a annoncé une réforme expresse – en deux mois – du système judiciaire pour corriger les retards des procédures et remédier aux prisons surpeuplées du pays, dont le taux d’occupation est estimé à plus de 300 % par des ONG vénézuéliennes comme Acceso a la Justicia (Accès à la justice). Nicolás Maduro a confié cette mission à Diosdado Cabello et Cilia Flores, l’épouse de Maduro. Pourtant, ce tandem n’a pas de compétences pour conduire cette réforme, même si Cilia Flores est avocate, soulignent les commentateurs. La surpopulation carcérale et l’inertie des tribunaux ne datent pas d’hier au Venezuela, et nécessitent une profonde immersion dans le système judiciaire, avec la participation de l’institution elle-même : les juges, les procureurs, les avocats, la police, les ministères concernés… Dans une interview à l’ONG vénézuélienne Provea*, l’avocat et professeur d’université à Caracas Joel García soupçonne le pouvoir d’orchestrer « une mise en scène » avec cette annonce de réforme, et ceci afin de contrer les intentions de la Cour pénale internationale (CPI). Celle-ci doit prochainement rendre sa décision sur l’ouverture d’un dossier d’instruction contre le Venezuela pour crimes contre l’humanité. Une enquête préliminaire est ouverte à la CPI depuis 2018. Depuis lors, plusieurs rapports internationaux sont venus nourrir les accusations contre le régime chaviste.

« Résistance à l’autorité »

En 2019 puis en 2020, Michelle Bachelet, Haut-commissaire aux droits de l’homme devant l’ONU, a dénoncé des exécutions extra-judiciaires et des violations systématiques des droits humains, comme la torture, les mauvais traitements, ou encore les arrestations arbitraires pour « résistance à l’autorité », une allégation donnée par les forces de sécurité des FAES (Forces d’action spéciale), redoutées dans le pays pour leur violence. Des milliers de personnes ont été abattues dans le cadre de cette « résistance à l’autorité », évidemment sans procès. Entre 2016 et 2019, ce bilan s’élevait à 18 000 personnes tuées, selon Human Rights Watch**. L’absence de procédures, la violence et l’abandon des prisonniers documentent l’usage de la force en lieu et place du droit dans le régime vénézuélien.

Un système biaisé depuis le sommet

Mais outre le climat d’intimidation qui a jeté son voile sur les citoyens du pays, ce mode de fonctionnement de la « justice » s’appuie également sur une distorsion de l’institution judiciaire elle-même. « Nous sommes en présence d’une surpopulation carcérale, de juges incompétents, et du manque d’indépendance et d’autonomie du pouvoir judiciaire », poursuit Joel García. L’avocat rappelle ainsi qu’en 2017, la Cour suprême (TSJ, Tribunal supremo de Justicia) a tenté de s’arroger les pouvoirs de l’Assemblée nationale, alors dominée largement par l’opposition. Ce coup de force a provoqué une vague si forte de mobilisations à l’intérieur du pays comme à l’international que le régime a finalement renoncé à ce projet. Bientôt, la procureure générale Luisa Ortega est destituée et poursuivie pour s’être opposée à la création d’une autre assemblée, l’Assemblée constituante, voulue par le régime pour usurper les pouvoirs de l’Assemblée nationale. Luisa Ortega fuit à l’étranger. De leur côté, les députés de l’opposition nomment trente-trois magistrats pour prendre les rênes d’une Cour suprême en exil (TSJ en exilio) et statuer depuis l’étranger, évidemment sans aucun effet concret. Car depuis décembre 2015, la plupart des magistrats de la Cour suprême sont réputés proches du pouvoir. En effet, peu avant de céder leur place à l’opposition qui avait remporté les législatives, les députés de l’Assemblée nationale affiliés au pouvoir chaviste (parti PSUV) ont nommé à la hâte, sans respecter la procédure légale, 13 magistrats et 21 suppléants à la Cour suprême, tous proches du régime. Dans un rapport de 58 pages publié le 22 juin 2021, la Commission internationale des Juristes (CIJ)***, à Genève, décrit au Venezuela « un pouvoir judiciaire politisé, instrument de répression plus que de défense d’un État de droit ». Un Venezuela où la Cour suprême n’est plus qu’un otage politique avec pour conséquence « l’impossibilité pour les juges de défendre l’État de droit, de faire rendre des comptes pour les nombreuses et graves violations des droits humains qui se produisent dans le pays (…) ».

Sabine GRANDADAM

*Provea : https://provea.org/actualidad/joel-garcia-revolucion-del-sistema-de-justicia-es-una-puesta-en-escena/
**Human Rights Watch : https://www.hrw.org/es/news/2019/09/18/venezuela-ejecuciones-extrajudiciales-en-zonas-de-bajos-recursos
***CIJ : https://www.icj.org/es/venezuela-un-poder-judicial-politizado-que-es-una-herramienta-de-represion-mas-que-un-defensor-del-estado-de-derecho/