Alliance Iran-Venezuela, une cocotte-minute sous la pression des États-Unis

La République islamique iranienne est devenue l’alliée privilégiée de la révolution bolivarienne dans la proclamée « lutte anti-impérialiste ». Depuis deux décennies, cette présence croissante de l’Iran en territoire américain est considérée comme un défi géopolitique majeur pour Washington, alors que ses ennemis ultraorthodoxes sortent renforcés après l’élection, le 18 juinde Ebrahim Raïssi dès le premier tour de la présidentielle.  

Photo : La Républica

Si l’Iran concentre ses intérêts outre-Atlantique au Venezuela, l’alliance entre ces pays producteurs de pétrole peut être une excuse pour intégrer le marché intérieur d’abord, dans une dynamique de pénétration culturelle – voire religieuse – en Amérique latine en utilisant le pays caribéen comme tremplin. C’est une thèse assez répandue parmi les spécialistes. Or, en examinant de plus près les coulisses de l’axe Caracas-Téhéran, à travers le prisme de la récente élection du chiite ultraconservateur Ebrahim Raïssi, un détail peut passer inaperçu, mais se révèle être la clé de voûte de cette alliance improbable  : ce sont des membres de l’importante communauté chiite vénézuélienne qui ont permis les liens avec le régime islamique, d’abord Mohammad Khatami (1997-2005), puis Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), qui considérait le Venezuela comme un « port de débarquement » en Amérique latine.  

Ce propos prend une dimension particulière à partir des déclarations faites par Nicolás Maduro en septembre 2011. Le dauphin de Hugo Chávez, qui déjà en 2008 avait rencontré Ahmadinejad à Téhéran en tant que ministre vénézuélien des Affaires étrangères, a dit : « Alors que l’impérialisme et ses élites criminelles ont déclaré la guerre au peuple musulman depuis plus de dix ans, nous, dans la révolution bolivarienne […] déclarons notre amour pour la culture du peuple musulman, toute leur histoire, et déclarons notre fraternité éternelle. » Le 19 avril 2013, un mois et demi après la mort de Chávez, Ahmadinejad s’est rendu à Caracas pour participer à la cérémonie d’inauguration de l’ère Maduro, déclarant : « Le Venezuela est à la veille d’une voie glorieuse et a une mission historique importante. […] La relation de l’Iran avec le Venezuela symbolise la relation de l’Iran avec l’Amérique latine. » 

C’était un message rédhibitoire adressé en filigrane au grand gendarme du Nord. Un message bien reçu : depuis 2012, le Congrès états-unien avait commencé à s’inquiéter de la présence croissante des intérêts iraniens en Amérique latine, en particulier au Venezuela. Le 18 janvier de cette année-là, un projet de loi contre la menace posée par les activités iraniennes (la Countering Iran in the Western Hemisphere) appelait le gouvernement des États-Unis « à utiliser tous les éléments du pouvoir national pour contrer la présence croissante de l’Iran et les activités hostiles dans l’hémisphère occidental. »  Le fait mérite d’être signalé, car l’élection de l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi est symptomatique de ce contexte où les intérêts politiques et militaires de son pays reposent sur une intransigeante rhétorique religieuse. En effet, le véritable pouvoir iranien se trouve aux mains du guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et cette élection, comme chaque consultation électorale, n’a été qu’un referendum de soutien à la République islamique dont le chiisme est la religion nationale depuis le XVIe siècle. Or Ebrahim Raïssi appartient à la frange dure de ce système iranienc’est un proche de l’ayatollah Khamenei et nombre de spécialistes le considèrent comme son légataire. Contrairement à son prédécesseur, le modéré Hassan Rohani, il porte le couvre-chef de « sayyid », ce turban noir qui fait partie de l’habit de tout théologien descendant du prophète Mohamed dans l’Islam chiite. Il a gravi tous les échelons au sein de l’appareil judiciaire avant de devenir l’autorité suprême. Pourtant, les défenseurs des droits humains et l’opposition en exil voient Raïssi comme l’incarnation de la répression : quand il état procureur adjoint de Téhéran, en 1988, il avait donné le feu vert à l’exécution de milliers de prisonniers politiques.  

À cet égard, il est fondé de se demander quelles seront pour le peuple iranien les conséquences de l’élection de Ebrahim Raïssi. D’après certains témoignages, les mêmes craintes reflètent comme un miroir celles qui paralysent aujourd’hui le peuple vénézuélien. Beaucoup d’Iraniens redoutent désormais des libertés restreintes, un contrôle plus strict des réseaux sociaux, une féroce répression de toute forme de contestation. Ils regrettent aussi une élection bien peu démocratique : Raïssi a été choisi par le système iranien pour cette élection, les autorités avaient trié les candidats et écarté les principaux réformateurs, ce qui explique sa nette victoire avec 62 % des voix au premier tour. Mais le taux de participation fut inférieur à 50 %, faible légitimité donc pour le futur président. 

La suite de cette élection porte à croire que la victoire de l’ultraconservateur, après huit ans de présidence du modéré Hassan Rohani et un bilan économique néfaste, reprend le fil à la dérive belliqueuse laissé par l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad. Quelques mois avant l’élection de ce dernier, les relations de plus en plus étroites de Chávez avec l’Iran et son soutien à son programme nucléaire avaient suscité les premières inquiétudes de l’Oncle Sam. Et l’année dernière, Michael Kozak, sous-secrétaire d’État des États-Unis pour les Affaires de l’hémisphère occidental avait déclaré : « Nous ne sommes pas favorables à la présence de la République islamique au Venezuela. C’est un État qui parraine le terrorisme. » 

Le Venezuela de Maduro, ou plutôt ce qui reste de la révolution chaviste, se sent assez menacé pour recourir à un pareil moyen de sauvetage. Et les liens se resserrent davantage, surtout depuis que la tension est montée d’un cran entre Téhéran et Washington après l’assassinat de Qassem Soleimani par une frappe américaine à Bagdad, le 3 janvier 2020. Ce général de l’armée était l’homme le plus puissant du système iranien après le guide suprême, celui qui « tirait toutes les ficelles au Moyen-Orient » (Dina Esfandiary, membre du groupe de réflexion The Century Foundation). L’objectif de cette opération menée par l’administration Trump était la chute du régime (« J’espère que c’est le premier pas vers un changement de régime à Téhéran » avait tweeté John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale). Mais, comme le montre la récente élection présidentielle, la stratégie américaine n’a fait que renforcer les ultraorthodoxes du régime. 

Certains estiment que l’élection de Joe Biden pourrait apaiser les relations. De toute façon, la priorité reste la même pour le Venezuela comme pour l’Iran : le redressement de l’économie. En ce qui concerne ce dernier, des négociations sont en cours, à Vienne, pour la levée des sanctions en échange de concessions sur le nucléaire. À l’heure actuelle, quel que soit l’intérêt de l’alliance Caracas/Téhéran, finira-t-elle par soulager les pénuries et privations subies par les populations, en apportant une solution pacifique et durable à cette grave crise existentielle devenue chronique ? Malheureusement, tout ce qu’on peut entrevoir dans un avenir proche ne permet pas d’envisager clairement un changement jubilatoire. 

Eduardo UGOLINI