L’Amérique latine, en révisionnisme démocratique. Du Chili au Venezuela en passant par le Pérou

Les élections de l’année, au Chili, en Equateur, au Mexique, au Pérou, les désordres sociaux et politiques du Brésil, de Colombie, du Nicaragua, du Salvador, du Venezuela, n’ont a priori pas de points communs. Ils ont malgré tout, un PPCD, un « Plus Petit Commun Dénominateur », un révisionnisme, « transversal », géographique comme idéologique.

Photo : Journal International

Le révisionnisme est en politique un qualificatif le plus souvent péjoratif. Ici c’est d’un simple constat qu’il est question. Celui d’une démocratie latino-américaine dont les critères fondamentaux sont « corrigés » aujourd’hui par la quasi totalité des gouvernements et des peuples. Ces révisions sont pratiquées au nord, comme au centre, et au sud. Elles sont de droite. Elles sont de gauche. Toutes témoignent de sorties de route volontaires et assumées. Révélatrice de la remise en cause d’un système censé résoudre pacifiquement et de façon efficace les contradictions politiques et sociales. Le constat est violent. Les libertés avaient été baillonnées dans les années 1970. Du Mexique à l’Uruguay. Du Guatemala au Chili, du Nicaragua à l’Argentine et au Brésil. Et rétablies dans la douleur, au prix de compromis difficiles, en fin de siècle. Cette démocratie là, si chèrement acquise, semblait plébiscitée dans la rue et les urnes. Des centaines de milliers d’Argentins, de Brésiliens, de Chiliens, de Nicaraguayens, d’Uruguayens avaient en effet manifesté une joie et un soulagement collectif au départ de dictateurs, chassés par leurs fautes morales, leurs erreurs économiques et leur fiasco social. 

Vingt, trente ans plus tard, l’État de droit est sur le méridien du doute. Les autocrates n’ont  pas repris le pouvoir. Mais la dominante est à la confusion démocratique. Au point que beaucoup, à droite, en proposent la relecture, s’exposant aux virulentes critiques d’autres révisionnistes, progressistes. Les adjectifs échangés, plus que des arguments, relèvent de la polémique. Le délit de forfaiture prend des airs savants. La « démocrature » par exemple, que se renvoient les uns et les autres. Le filet démocratique, au centre du cours, voit passer des balles de plus en plus rudes, porteuses potentielles de revers pour les libertés. 

Qu’on en juge. Les règles démocratiques sont de plus en plus détournées. Afin de permettre, ou d’interdire les alternances. Le coup de sifflet initial a été sifflé au Brésil en 2016 avec la destitution inconstitutionnelle, par les députés liés à l’établissement socio-économique et médiatique, de la présidente de gauche (PT-parti des Travailleurs) élue et en exercice, Dilma Rouseff. La justice a consolidé cette interprétation partisane de la Constitution en écartant l’ex-président Lula (PT) de la campagne 2018. Permettant ainsi la victoire par défaut de l’ex-capitaine, Jair Bolsonaro, ténor de l’extrême-droite. Au lendemain de la consultation la justice a tiré Lula de sa prison en 2019 et lui a restitué  ses droits de citoyen.

Ce nouvel esprit des Lois, verrouillant les alternances, a été repris avec brio par d’autres. Le Venezuela de Nicolas Maduro, au nom de la démocratie participative a revu les modalités de l’élection. Et élu en 2017 une Assemblée constituante sur mesure. Qui plus est, loin de procéder à l’élaboration d’une Charte nationale,  cette « Constituante » s’est substituée à l’Assemblée législative élue en 2015. Les autorités du Nicaragua, Daniel Ortega et son épouse,  Rosario Murillo, ont suivi l’exemple ainsi donné. Elles ont, « débranché » un certain nombre de candidats aux présidentielles du 7 novembre 2021, Cristiana Chamorro, Arturo Cruz, Felix Madariaga, Juan Sebastián Chamorro. Dans une deuxième charrette, plusieurs sandinistes entrés en dissidence, active, mais pacifique, ont eux aussi été incarcérés. Offrant ainsi au sortant, Daniel Ortega, une victoire probable, au prix d’une lecture policière de la Loi fondamentale. 

Les règles sont également de plus en plus tombées en lettres mortes. Lettres pourtant figurant noir sur blanc dans les textes fondateurs des Républiques « latines ». Mais soumises à des distorsions et interprétations contre nature.  La Colombie, est socialement percluse de maux majoritaires non traités depuis longtemps. Aux victimes d’inégalités, structurelles et historiques, sont venues s’ajouter celles générées par la pandémie de la covid-19. Ces « gueux » ont pris la rue en avril 2021, refusant de payer l’addition fiscale, et pour exiger un changement. Le mécontentement restait début juin 2021 en attente indéfinie, sans perspective de compromis. Un dialogue a bien été engagé avec le président Ivan Duque. Mais ce dialogue, est sans issue, faute de volonté gouvernementale d’aboutir. La voie privilégiée par le locataire du Palais de Nariño est incompatible avec la Constitution et la démocratie. La troupe et la police, tirent en effet à balles réelles sur les manifestants.

Le président du Mexique, Andrés Manuel Lopez Obrador, a mené campagne pour les consultations législative et locale du 6 juin 2021. Non pas contre ses adversaires, ou pas seulement. Mais surtout contre l’INE, l’Institut National Electoral, mis en place en son temps pour faire contrepoids à l’omnipotence du parti État, le PRI. Qui gérait la vie électorale, sans partage, depuis le ministère de l’intérieur (Secrétariat de gouvernement). Le chef de l’État salvadorien, Nayib Bukele, était début 2020 mécontent de son parlement. Afin de rompre la résistance des députés, les inciter à voter un projet présidentiel, Nayib Bukele a, le 10 février 2020, investi le Congrès avec policiers et militaires. Déployés dans le salon des débats, ces arguments en uniforme, ont convaincu les élus qui ont obtempéré. Le président a ainsi eu le vote qu’il attendait.  Le 1er mai 2021, afin d’assurer un après vente démocratique à sa main, il a destitué neuf juges constitutionnels ainsi que le procureur général.

Les électeurs, les citoyens, paraissent depuis 2019, en 2020, et 2021, las de leurs institutions, de démocraties, sourdes à leurs attentes. Ils sont fatigués, parfois indignés, par leurs députés et sénateurs, leurs partis politiques, perdus, au mieux, en querelles de pouvoir. Ils les interpellent pour leur oubli de l’intérêt général. Ils les interpellent pour leur captation des processus décisionnels et des ressources nationales. Le ras le bol a basculé en tentation de renverser la table, au risque de provoquer quelques dégâts collatéraux. Ici les électeurs disparaissent. L’abstention au Chili a dépassé le 13 juin 2021, deuxième tour des « régionales » les 80 %. Un sondage de l’institut chilien  CEP (Centre d’études publics) daté du 29 avril 2021 avait il est vrai annoncé la couleur : seuls 9 % des sondés accordaient leur confiance au président (de droite), Sebastián Piñera, et 6 % au Congrès, majoritairement de centre gauche[1].

En Colombie l’abandon des urnes fleurte avec la ligne des 50 %. Au Venezuela et dans les pays du Triangle du Nord (Guatemala ; Honduras ; El Salvador) les citoyens, en mal de survie minimale, votent avec les pieds. Par centaines de milliers, ils ont quitté leurs pays respectifs. Ailleurs, le choix de ceux qui participent, encore, sanctionne sortants, comme opposants. Au Chili les vainqueurs des consultations constituantes et locales, faute de mieux, ont été qualifiés « d’indépendants ». Les sondages réalisés en Colombie, en prévision des présidentielles de mai 2022, placent en tête, le vote blanc et ceux que l’offre politique laisse insatisfaits[2]. En Equateur un trublion, autochtone et écologiste, Yaku Pérez,  a fait trébucher le 7 février 2021, la droite traditionnelle, et la gauche bolivarienne. Au Pérou, Pedro Castillo, un inconnu, instituteur des régions andines, sans aucune expérience élective et partisane, a le 6 juin 2021, brisé un plafond de verre. Laissant sur la touche les candidats urbains aux affiliations plus ou moins prévisibles, de droite comme de gauche. 

La démocratie d’Amérique latine est de plus en plus « révisée », par les tenants du pouvoir, qu’ils soient, bolivariens, conservateurs, libéraux ou progressistes. L’Etat de droit, de plus en plus décaféiné, perd une légitimité collective difficilement gagnée. Interprétée de droite et de gauche, en « lutte des places », masquée de charisme présupposé et construit par des spécialistes des études de marché, cette démocratie limitée , fabrique du reflux, et des rejets. Certains sont porteurs de violences, au Brésil, en Colombie, au Mexique. D’autres ouvrent une issue de secours constitutionnelle, au Chili et au Pérou. 

Jean-Jacques KOURLIANDSKY


[1] In El Mercurio, 29 avril 2021 – [2] In Democracia abierta, 9 juin 2021