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L’EXPERIENCE TRANSAFRICAINE EN AMÉRIQUE LATINE
LE PROCESSUS D’UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE

par Mbare NGOM *

L’expérience noire africaine et transafricaine aux Amériques est le résultat du plus grand mouvement migratoire forcé de l’histoire de l’humanité. Tout l’hémisphère occidental a été, d’une manière ou d’une autre, affectée par ce traumatisme.

C’est dans ce sens que Darien J. Davis (1995) observe que « la diaspora africaine a eu un très grand impact démographique et culturel dans tous les espaces de vie en Amérique latine, du Mexique en passant par les Bahamas et jusqu’au Brésil et au Chili. Bien qu’il soit aujourd’hui difficile d’observer des traits africains dans la population de bien des nations latino-américaines, on ne doit pas en conclure que la contribution génétique a été insignifiante. À l’époque coloniale la population africaine dépassait l’européenne en de nombreux endroits d’Amérique latine, arrivant même à atteindre une proportion de 15 à 1. À cette époque, pratiquement la moitié des habitants de Buenos Aires, Lima et de la ville de Mexico, ont eu à certains moments une ascendance africaine plus ou moins marquée (XI). » 

La traite des Noirs et sa conséquence – le déplacement forcé de millions d’Africains de leur espace social, organique, culturel et politique, et leur transplantation aux Amériques – a été marquée par la violence et la « déterritorialisation » géographique, culturelle, psychologique et politique. C’était un processus systématique de fragmentation qui a contribué à déstabiliser les structures sociales et institutionnelles des communautés africaines de la côte occidentale du continent. 

Cette expérience diasporique transterritoriale était définie par ce que Pius Ngando Nkassama appelle « une douleur commune » et qui a eu un profond impact sur la structure ethnique, sociale, culturelle et économique des sociétés américaines du Canada à la Tierra de Fuego à l’extrême sud du Chili et de l’Argentine. Cette présence de « África en América Latina », selon l’expression de Sidney Mintz, était fondée sur des images réductrices et la supériorité des Européens, et la marginalisation des Africains esclavisés et leurs descendants qui furent installés et maintenus dans une structure périphérique. 

Pendant longtemps, la perspective offerte sur cette expérience était monolithique. Elle s’inscrivait dans la stratégie de falsification historique et de négation du protagonisme des Africains soumis à l’esclavage et de leurs descendants dans la construction de la modernité aux Amériques. Cette amnésie stratégique a déjà son origine dans la Péninsule Ibérique, la première destination des Africains pris en captivité sur les côtes occidentales d’Afrique au xve siècle. Le révisionnisme contaminé de l’histoire a continué pendant la période d’exploration et de conquête des différents territoires connus alors comme « Nouveau Monde » par les conquistadores, en passant par la période coloniale jusqu’à l’époque des indépendances des colonies espagnoles d’Amérique du sud et des Caraïbes.  

L’Africain déterritorialisé a commencé à créer des produits culturels et à définir des stratégies de résistance pendant la traversée de l’Atlantique dénommée le « Middle passage » (passage du milieu, selon l’expression de Paul Gilroy). Ainsi, c’est dans le « ventre des bateaux négriers » que commence à s’écrire l’histoire du déracinement et du déplacement forcé de millions d’Africains. Richard Jackson (1979) le décrit comme «The very first manifestation of the ‘‘true black experience’’». Denys Cuche (1981) abonde dans ce sens en observant que l’Africain mis en esclavage arrive aux Amériques avec un bagage culturel profondément enraciné dans l’oralité à travers ses diverses manifestations et/ou expressions : 

« D’Afrique, le Noir avait amené leurs contes et mythes. Bon nombre de ces contes, de ces mythes, se sont conservés dans la mémoire collective noire grâce à leur transmission orale de génération en génération, notamment au cours de veillées profanes ou religieuses, telles les veillées funèbres. Ils ont été sans doute partiellement transformés sous la pression des événements pour mieux répondre aux interrogations nouvelles (62-63) ». 

Pendant la période coloniale, l’Africain mis en esclavage est confronté et soumis à de nouveaux paramètres sociaux, culturels et économiques oppressifs marqués par la violence et l’altérité : le système de la plantation. Étant l’une des structures principales du système économique colonial, la plantation s’érige en premier lieu comme un espace économique d’exploitation indiscriminée, car l’Africain mis en esclavage est une ressource humaine et une force de production gratuite. La plantation, l’un « des ventres du monde moderne » selon Edouard Glissant, est une source intarissable de création de richesses pour les minorités hégémoniques créoles des colonies américaines et aussi de la Métropole. Malgré les dures conditions de servitude auxquels il était soumis, l’Africain transforma l’espace de la plantation en lieu de résistance et de reconstruction d’une identité bannie et, au passage, déconstruit ce que Victorien Lavou Zoungbo appelle « la mémoire assignée ».  À cet effet, Samuel Feijoo observe que, « la masse des esclaves refusait les influences étrangères du maître par fidélité à sa profonde personnalité, puisant dans son être propre, sa sagesse et ses croyances pour vaincre le maître. L’esclave africain s’est réfugié dans la religion et sa culture populaire, pour opposer une résistance légitime au pouvoir de l’exploiteur blanc. » 

Cette production culturelle de la première heure est anonyme et elle s’appuie sur l’oralité. Elle s’affirme comme un contre-discours destiné à « reterritorialiser » l’Africain mis en esclavage et à le situer comme sujet et agent historique et producteur de savoirs propres et alternatifs, El que dijere negro / Es ponerme una corona : porque de negro se visten /  Las tres divinas personas / Hay muchos negros aquí / Al decirlo no me escondo / El que no tiene de congo / Tiene de Carabali… Celui qui me dira noir / Me mettra une couronne / De noir sont vêtues / Les trois divines personnes / Il y a beaucoup de noirs ici / En disant cela je ne me cache pas / Celui qui n’a rien de congo / Il est carabali

Ce discours utilise des formes d’expression tels que les chansons, les danses, les couplets anonymes, les chants liturgiques, les devinettes, les contes qui circulaient dans le noyau social primaire : la famille et la communauté des « galpones » et « barracones » lors des fêtes familiales, les fêtes populaires et communautaires et les carnavals.  

Richard Jackson observe que l’intégration du Noir, Africain et transafricain, à la culture lettrée latino-américaine, eut lieu pendant la première moitié du xixe siècle dans les Caraïbes. Cependant, il convient de préciser qu’il y a eu quelques antécédents aux xviie et xviiie siècles à Cuba et au Pérou. Pendant la période coloniale, les Espagnols mirent sur pied un double projet de domination : d’une part, ils établirent un système de déresponsabilisation historique et sociale de l’Africain mis en esclavage à travers ce que Manuel Moreno Fraginals décrit comme une structure « d’appropriation totale de la personnalité physique et culturelle ».  D’autre part, le système colonial s’appuya sur ce même Africain opprimé et en situation de servitude pour en faire un élément central et essentiel de construction de prospérité des familles dirigeantes créoles et de la couronne espagnole. Il est à noter que l’État-nation en Amérique latine et dans les Caraïbes a hérité et bénéficié de ce système d’exploitation qui dura bien après les indépendances.  

Dans la plupart des pays d’Amérique latine, au Pérou, en Équateur, en Argentine ou en République Dominicaine, pour citer quelques exemples, le discours de construction de l’État-nation privilégiait le métissage (mestizaje) comme élément distinctif de l’identité nationale tout en insistant sur l’héritage hispanique, à savoir européen. Comme l’observe Peter Wade (1993), « négritude et indianité sont marginaux et inférieurs. L’accent est mis sur la “contamination” et on évite de parler de “dégénération”, ce qui donnerait une image très négative de la nationalité colombienne et de son futur (29) » 

Ce paradigme de nation des jeunes républiques d’Amérique latine s’articulant autour d’une identité/nationalité « imaginée » (B. Anderson), était un projet monolithique et sans horizon car il ignorait le caractère pluriel, multiethnique et multiculturel de la nation. Il était utopique, pour ainsi dire, car il excluait des secteurs humains essentiels de la réalité nationale : les descendants d’Africains et les natifs indigènes.  

Pourtant le Noir, l’Africain mis en esclavage et plus tard affranchi, le transafricain, avait participé aux moments décisifs de l’histoire nationale de la plupart des pays d’Amérique latine. Cette amnésie historique et institutionnelle contribua à la dépolitisation du transafricain qu’il fut Afro-Péruvien, Afro-Colombien ou Afro-Brésilien, qui n’était pas considéré comme un interlocuteur social et historique légitime car il avait été situé dans une structure marquée par le silence et l’invisibilité.   

Face à ces divers discours historiques de périphérisation et d’invisibilisation, René Depestre a proposé le concept stratégique de « marronnage culturel » comme forme de résistance et de reconstruction identitaire. En mettant l’accent sur la reconstruction, la représentation et la réactualisation de la mémoire collective, le Noir, Africain mis en esclavage et ses descendants, a pu établir des fronts de résistances divers et multiformes. Dans ce contexte, le marronnage culturel s’est consacré à la tâche de créer des modes de communication alternatifs, un langage propre, pour ensuite procéder à une réélaboration des traditions africaines qui avaient survécu au processus de déculturation et « à la destruction de toute possibilité de lieu ancestral » (F. Vergès) mis en place par le système esclavagiste.   

Partant de ces nouvelles formes et stratégies de résistance, les Latino-Américains d’ascendance africaine commencèrent par récupérer leur histoire, leur culture et ressusciter de leur « mort sociale » (O. Patterson), pour ensuite se repositionner sous des paramètres tenant compte de leurs voix dans le contexte des diverses réalités nationales dont ils sont citoyens. D’où l’hétérogénéité et le caractère multiforme de la résistance des Afro-latino-américains. 

En définitive, on peut affirmer que le marronnage culturel s’inscrit dans le contexte du projet de résistance, de revendication, d’écriture et de réécriture identitaire du Noir en Amérique latine. Il défie le discours monolithique, homogénéisateur et neutralisateur du groupe hégémonique créole sur le Noir de la période coloniale à l’ère républicaine en proposant ce que la chercheuse philippine Priscelina Patajo-Legasto appelle « alternative objects of knowledge », en créant de nouveaux savoirs, de nouvelles structures sociales, culturelles et religieuses dans leur pays d’origine.  

Mbare NGOM *

* Professeur de littérature hispanique et hispano-américaine à la Morgan University de Baltimore.