POIDS DE L’EFFACEMENT, LE CAS DU PÉROU
INVISIBILISATION DU PEUPLE AFRODESCENDANT PENDANT LES DEUX CENTS ANS DE PÉROU RPUBLICAIN

« Diaspora signifie dispersion et dissémination en divers continents du monde, d’hommes et de femmes africains déportés par la force et involontairement pour être esclaves » (Roca L. 2010). Comme le dit Luis Roca les afro-descendants du Pérou et d’Amérique, sont arrivés là en condition d’esclaves, séparés de leur familles et dépouillés de leur humanité pour travailler sur les terres du maitre et conquérant ! 

Antécédents

« L’esclavage est arrivé en Amérique avec toute la force du système capitaliste en ascension. Au moment où commençait l’essor de son expansion mondiale, imposant à chaque région du monde, un rôle spécifique dans la chaine de reproduction  du capital » (Silié). Ce commerce esclavagiste, selon Luz María Martínez Montiel (2006), a duré près de 400 ans. Le nombre de ceux qui sont arrivés en Amérique serait d’environ quarante millions de personnes. Chiffre qui par ailleurs ne prend pas en compte le nombre de morts durant la longue traversée Afrique-Amérique, ni de la contrebande et de la piraterie. Luis Roca nous dit aussi que le commerce des esclaves  se pratiquait également dans chaque pays d’Afrique. 

Les esclavisés venaient de plusieurs régions d’Afrique et étaient ethniquement mélangés, ce qui rendait toute communication difficile,  ainsi que la préservation de vestiges culturels. À ce sujet Martínez dit la chose suivante : « Le bossal de première génération a souffert de la dispersion familiale, avec comme conséquence la disparition des systèmes de parenté, l’unité des lignages, et l’union sexuelle inévitable lui imposant un métissage avec d’autres hommes et femmes étrangers à sa culture. Avec sa descendance une partie de son patrimoine s’est dilué ». Qui plus est, l’esclave a été contraint d’assimiler la culture de son maitre, qui le marginalisait et lui niait toute intégration. Pourtant « il a réussi à se forger une culture esclave, avec des réminiscences africaines et ce qu’il a pu assimiler de la culture dominante et ce qu‘il a pris dans l’univers récepteur ». En conclusion, les afro-descendants sont le produit de la diaspora qui est arrivée en Amérique en qualité d’esclaves. On leur a volé leur langue, leurs coutumes, et ils ont été obligés d’assimiler la culture dominante. Ceci étant ils ont réussi à préserver une partie de leur culture en la mêlant à celle du maitre conquérant.

Esclaves au Pérou

Les esclaves sont arrivés au Pérou avec les premiers espagnols en 1531 (au XVIème siècle). « Bien que peu nombreux ces premiers espagnols étaient accompagnés de quelques noirs, peu nombreux, d’origine africaine, probablement de ceux qu’on appelle, latins et non bossales. » . Les choses ne ne clarifient qu’en 1533 quand depuis Cajamarca on signale « que dans un groupe parti en éclaireur vers Cuzco intervient l’un de ces premiers africains » (Rodríguez).

Les esclavisés au Pérou étaient affectés à divers travaux, agriculture, traitement de produits d’origine animale, et dans certains cas service domestique. On les retrouve principalement sur la côte (NB. Du Pacifique), où ont été créées plantations et pressoirs de canne à sucre. Fernando Botero a écrit à ce sujet, « Là où les maitres ont utilisé au maximum le travail du noir, ce fut pour la culture de plantes alimentaires et industrielles, et au traitement de produits d’origine animale. Les moulins, fabriques de savon, pressoirs, cuves, tanneries, ont été les billots d’agonie de ces pauvres machines humaines ». « Mais les riches grands propriétaires de la côte, ne dédiaient pas leurs troupeaux d’esclaves au seul travail de la terre » (Romero). Il est vrai que l’agriculture était le travail principal des esclaves noirs, par exemple dans les plantations d’oliviers, ou de raisin à vin, mais en d’autres endroits de la côte c’était le traitement de matière animale (on tannait par exemple à Tumbes, Chira ou à Piura). Le travail du noir était là différent. « Il ne s’agissait plus de travail agricole, noble par définition. Mais d’esclavage dans toute sa dureté » (Romero)

Le noir a joué un rôle fondamental dans la colonisation de l’Amérique et dans son économie. « C’est grâce à lui que l’Amérique a pu être colonisée. Il a résisté au soleil et à la malaria des tropiques. Il a apporté sa force » (NB. physique) (Romero). La dite résistance n’était pas extraordinairement nécessaire vu le climat du Pérou, mais l’esclave noir seul travaillait sur la côte péruvienne. Bien que pour divers auteurs, cela aurait été la cause d’un sinistre agricole.

Le noir pour les maitres, était considéré comme un objet, sans aucune humanité. Il était été vendu comme une marchandise, réprimé, flagellé, et jeté comme n’importe quel ustensile. Romero (2019) en tire le commentaire qui suit ; « Pour le colon espagnol, saxon ou portugais, le noir et l’indien américain, lui étaient inférieurs sur le même mode. Mais la condition de ces subalternes n’était pas la même. L’indien était un homme vaincu ; l’autre une chose. Le premier a conservé, en dépit de son rôle d’inférieur, le privilège d’un être humain. Le noir, non » .

À la différence de l’indien, le noir n’était défendu par personne (comme la cour royale espagnole ou l’Eglise), et toutes les peines qui lui étaient infligées étaient légales. Étant donné qu’il n’était pas considéré comme un humain, mais comme possession de son maitre, son exécution éventuelle était couverte par la loi. « En ce qui le concerne le noir ne bénéficiait d’aucun égard. Rien ne le protégeait. Cette situation, en Amérique, était légale. Il était une chose apte à tous les usages. Au mieux il arrivait qu’il accède à la catégorie d’animal domestique » (Romero).

Les noirs affranchis n’arrivaient même pas à jouir d’une grande partie de leurs droits. Ils étaient marginalisés par condition ethnique. « Bien que libres il leur était interdit de posséder une maison, d’user de bijoux et de soie, d’avoir cheval ou mule, un cercueil à sa mort, et même d’utiliser une arme » (Romero). Ils ne pouvaient faire du commerce, et étaient exclus des hôpitaux, des hospices et maisons de bienfaisance. Conclusion l’esclave vivait principalement sur la côte où on lui faisait semer les terres de son maitre. Il était considéré comme un objet, sans aucun droit, vendu comme une marchandise et traité comme une bête.

Situation après l’indépendance

En 1821, date de la déclaration d’indépendance, Don José de San Martín, décrète la liberté des ventres. Ce qui voulait simplement dire qu’au Pérou tous les nouveaux nés étaient libres. La déclaration n’abolissait pas le commerce des personnes, ni l’esclavage. Les esclaves continuaient à vivre dans les mêmes déplorables conditions. Au point qu’il paraissait que la liberté n’était pas pour tout le monde. Ce n’est qu’en 1854 que Ramón Castilla, en guerre civile, avec José Rufino Echenique, à Huancayo, abolit l’esclavage sur la totalité du territoire péruvien. (NB. Ci-dessous le texte du décret) : « Le Libérateur Ramón Castilla, Président Provisoire de la République, décrète : Les hommes et femmes traités jusqu’à présent au Pérou comme esclaves ou affranchis asservis, par condition, d’aliénés par principe, ou par naissance de ventres esclaves, quel que soit leur forme de servilité, perpétuelle ou temporaire, tous sans distinction d’âge, sont à partir d’aujourd’hui et pour toujours éternellement libres. Fait dans la maison du Gouvernement Suprême, à Huancayo, le 3 décembre 1854″                                                             

Cela dit plus que  d’une abolition cela ressemblait à un achat massif d’esclaves. En effet ce sont les anciens maitres qui ont été indemnisés de la liberté de leurs esclaves. D’autre part  différents facteurs ont influé sur la répercussion finale de ce processus. Rodriguez dit à cet égard, que « Sans aucun doute l’abolition de l’esclavage promulguée en 1854, a été le moment le plus important – pour tout ce qui se réfère à la situation juridique et sociale des noirs -, exprimé dans cette voie. Mais les changements minimes de la société péruvienne dans les champs économique, social, politique et culturel, ont ôté tout effet positif à la mesure abolitionniste ».  La vie des afro-descendants n’a pas beaucoup changé, ils ont continué à être discriminés et marginalisés. « La quasi totalité des noirs et des noires a continué à être vue par le reste de la société péruvienne, comme des êtres inférieurs et dangereux, aux pratiques culturelles obscènes et fêtardes ».

Au début du XXème siècle la situation du peuple afro-péruvien basiquement restait la même, à l’exception de quelques améliorations liées aux mesures abolitionnistes de Ramón Castillo. Humberto Rodriguez (2008), en référence au XXème siècle, dit la chose suivante, « Aux premières années du siècle présent, la situation socio-économique des noirs du Pérou n’avait pas beaucoup évolué avec celle qui était la leur que ce soit à la période de domination coloniale espagnole ou que ce soit dans la période républicaine ». À ce moment là les afro-descendants vivent dans leur majorité sur la côte péruvienne. De façon principale dans les zones urbaines de Lima et Ica et dans une mesure moindre à la campagne, à Piura et Lambayeque. Pour Rodríguez, « ces années là deux localisations sociales tout au long de la côte péruvienne concentrent  la quasi totalité de la population noire : la ville avec ses quartiers et ruelles, et à la campagne les hangars des grandes propriétés ».

En ville les Afro-Péruviens occupent principalement des emplois manuels et de domesticité. Ces occupations sans prestige social renforcent le stéréotype du noir apte à ces seuls travaux, et non pour des tâches intellectuelles. « Au début du XXème siècle à Lima l’un des groupes humains le plus anciens était celui des noirs. Pratiquement la majorité du personnel domestique, hommes et femmes, était noir » (Rodríguez).

A la campagne, outre le travail domestique, les noirs ont continué à travailler la terre. Humberto Rodríguez  signale que, « tout au long de la côte péruvienne, il y a de petites zones et des villages, où réside une bonne partie de la population noire. La culture de la canne à sucre, d’abord, et ensuite celle du coton, dans les grandes propriétés des vallées côtières ont été les activités économiques qui les ont accaparé. »  

Les changements connus par la société péruvienne dans les années 1950 ont affecté significativement la population noire. Évolutions porteuses de nouveaux défis et conflits qu’elle a du affronter. En particulier celle de migrations massives de la campagne à la ville. Du fait de ces changements la citoyenneté afro-descendante a commencé à s’organiser pour la reconnaissance de ses droits. Alors sont apparus différents mouvements sociaux, comme le Mouvement Francisco Congo (80), l’Association Palenque, entre autres. « Le processus des luttes pour les droits fondamentaux a généré un réseau d’organisations noires de défense de ces droits, défendant l’intégration avec le reste de la société péruvienne » (Rodríguez).

Aujourd’hui il y a beaucoup de problèmes qui affectent le peuple afro-descendant, qu’il traine depuis l’époque coloniale. Pourtant et en dépit des réclamations continues des organisations afro-péruviennes, les gouvernements n’ont pas fait grand chose pour tenter d’améliorer la situation.

Invisibilisation socio-historique

Tout au long de l’histoire républicaine du Pérou, les afro-descendants ont été exclus de toute prise en compte de la formation d’une identité nationale. Ses contributions à la culture et à l’identité ont été invisibilisées. Conclusion, l’afro-péruvien n’est pas reconnu comme élément important ou influent de la formation socio-culturelle du Pérou. Cecilia Ramírez commente, qu’ « en dépit de l’immense contribution de la population afro-péruvienne à la formation culturelle du Pérou, à son histoire et à son développement, la population afro-péruvienne n’apparaît pas dans la construction symbolique du pays, et en ce qui concerne les données concrètes, (n’apparait pas non plus) dans les politiques publiques, dans les contenus éducatifs et dans la reconnaissance de ses figures emblématiques. » 

José Carlos Mariategui,  dans son interprétation de la réalité péruvienne, mentionne les afro-descendants, mais à aucun moment il ne reconnaît leurs combats et leurs apports à la société péruvienne. El Amauta (Revue éducative dirigée par J.C. Mariategui) signale même qu’ils étaient une charge et une gêne pour créer une culture. Qu’ils n’étaient notables qu’en raison de leur sensualité et leur superstition. Bien plus pour Mariategui ils n’ont en rien contribué à l’identité nationale. Mariategui dans les 7 Essais, édités par la Bibliothèque Ayacucho, dit, que « la contribution du noir, venu comme esclave, pratiquement comme marchandise, apparaît nul et même négatif. Le noir est venu avec sa sensualité, sa superstition, son caractère primaire. Il n’était pas en condition de contribuer à une culture, mais au contraire de la gêner, avec l’influence brutale et vive de sa barbarie. »  Mariategui ajoute que l’afro-descendant, en se mêlant à l’indigène, lui transmet des choses négatives comme une domesticité flatteuse ou une psychologie extériorisante et morbide, toute chose conduisant à un nègre qui « intoxique ». Qui plus est il lui attribue une complète soumission au maître. « Le noir a toujours regardé avec hostilité et méfiance la montagne, où il n’a jamais pu s’acclimater physiquement comme spirituellement. Quand il s’est mélangé à l’indien, il l’a abâtardi en lui transmettant  sa domesticité flatteuse et sa psychologie extériorisante et morbide. Il gardé de son ancien maitre blanc, après sa libération, un sentiment d’affranchi-dépendant. La société coloniale qui a fait du noir un domestique – et rarement un artisan, un ouvrier- a absorbé er assimilé la race noire, au point de s’intoxiquer avec son sang tropical et chaud . » 

Pourtant l’afro-descendant est et était bien plus que cela, en dépit de la répression, il s’est adapté, recréant et conservant sa culture. Il a lutté pour survivre dans un monde complétement différent de celui de ses ancêtres, (monde) où il était et reste encore traité comme un être inférieur et en paria. Ramirez dit que « derrière les esclaves et leurs descendants, il y a toute une histoire de vie, de survie en lutte, qui a impliqué construire, recréer, conserver. Et beaucoup de cet héritage a formé une part de notre identité nationale, sans reconnaissance dans l’histoire officielle. » 

Pour revenir à Mariategui, il ne faisait même pas la différence entre l’origine et la situation des chinois et des noirs. Hernández (a fait remarquer) que « le plus paradoxal dans la narration mariateguienne concernant les afro-péruviens est qu’il les homologue en permanence aux chinois, comme s’ils avaient la même histoire ». Non seulement il ne les différencie pas , mais il les rend coupables de compliquer le métissage, et de nouveau de ne pas contribuer à la création d’une culture. « Le chinois et le noir compliquent le métissage de la côte. Aucun de ces deux éléments n’a contribué à la formation de la nationalité en chaleur culturelle et en énergies progressives. »  Hernández (ajoute) « Son racisme à l’égard des noirs était si radical qu’il en vient à effacer les différences historiques des deux migrations. En clair, pour Mariategui, les acquis de longue durée laissés par les luttes, résistances et émancipations, des « marrons », et les cinq cents ans de partage paysages et controverses, n’ont aucune valeur. »

Cela dit, Mariategui n’était pas le seul représentant de l’indigénisme reproducteur du racisme blanc à l’égard des noirs. Il n’était pas le seul ayant invisibilisé la population afro-descendante. On pourrait adresser les mêmes suspicions à José de Sabogai, grand peintre et directeur des beaux-arts, qui a lui aussi contribué à la non visibilité des Afro-Péruviens qu’il n’a pratiquement jamais peints. À ce sujet le professeur des beaux-arts Saul Hernández a dit la chose suivante : « Alors qu’il était bien directeur de l’école nationale autonome des beaux-arts et qu’il avait réalisé des portraits d’intellectuels créoles, je n’ai trouvé dans ma recherche, pas une seule œuvre représentant le corps d’un afro-descendant. Excepté dans son retable de Lima, au milieu d’une pluralité dissolvant l’identification. Cette absence parle d’elle-même. »  

D’autre part on trouve d’autres personnages de l’histoire du Pérou qui ont signalé une absence de prise en considération du peuple afro-descendant dans le développement socioculturel du pays. Comme par exemple, José de la Riva Agüero, militaire, politique et père de l’indépendance, enfin président du Pérou en 1823. « La nationalité péruvienne ne sera pas définitivement constituée tant que la conscience publique et les mœurs n’imposeront pas une incontournable solidarité et fraternité entre les blancs, les métis et les indiens. » Riva Agüero donne donc à entendre que l’existence d’un pays uni et solide nécessite de la solidarité entre Blancs, Métis et Indiens. Et que donc il ne mentionne pas les Noirs  qui ont vaillamment lutté à leurs côtés pour l’indépendance du Pérou.

Rappelons aussi que Jorge Basadre  dans la même orientation que Mariategui a fait allusion aux Afro-Péruviens qui n’ont rien apporté pour créer une culture sinon de façon négative avec leur sensualité et leurs superstitions. Jorge Basadre l’a exprimé de la sorte dans  son livre Les afro-péruviens dans les Amériques : 200 ans de vie républicaine, des citoyennetés incomplètes : « On a pu dire que les Noirs sont légers, imprévisibles, volubiles, portés au mensonge, d’une intelligence réduite et limitée, paresseux au travail, comme les enfants. Leur influence (dans l’histoire péruvienne) tient à ces caractéristiques (..) Pour résumer , leur apport a été de sensualité et de superstition . »

Les personnes ayant invisibilisé les apports afro-descendants à la culture et à l’identité nationale sont nombreux. Et c’est évident même ces dernières années, dans les propos des différents présidents, où ils ne font que faire référence au racisme souffert par cette population sans prendre en compte sa véritable situation et les problèmes qu’ elle doit affronter.

Éducation

L’éducation aussi, de façon notoire, ignore les Afro-Péruviens, leur lutte et leur héritage. On en parle peu au Pérou. Il est rare que dans les écoles on donne un enseignement sur les écrivains, ou les héros guerriers Afro-Péruviens. En dépit de leur présence dès les débuts de la République, et de leur rôle clé pour faire le Pérou que nous connaissons aujourd’hui. Ramírez dit à ce sujet : « Dans la lutte pour l’indépendance, on nous enseigne à l’école la ^place de figures militaires ayant marqué notre histoire : Miguel Grau, dans la marine, Bolognesi ; Cáceres, Ugarte, dans l’armée ; presque tous blancs et hommes ; et personne ne parle des autres héros, par exemple de Francisco Congo, -leader marron de Huachipa-, ou de Catalina Buendia  -héroïne de la guerre du Pacifique-. L’histoire nous mentionne, rapidement et superficiellement, comme les enfants, petits enfants et arrière petits enfants des « groupes d’esclaves ». » 

Les écoliers afro-péruviens se sentent frustrés de ne rien savoir d’aucune de ces figures historiques auxquelles ils pourraient s’identifier  et commencent à demander si leurs ancêtres n’ont été qu’esclaves. Étant donné que dans les collèges on ne leur en dit pas plus, qu’on leur dit qu’ils sont arrivés comme esclaves, et qu’à un moment donné un certain Ramón Castilla les a libérés, ils sont face à un énorme vide. Parce qu’on ne leur apprend pas la réalité de ce qu’ont été leurs ancêtres, ce qu’ils ont apporté à l’histoire du Pérou. Susana Matute Charún nous dit à ce sujet : « Le système éducatif ne permet pas aux populations de se connaître. Comme le dit Alzamora, c’est à nous que nous devons ce que nous savons de nous. À l’école on ne m’a jamais enseigné mon ascendance, ou nos caractéristiques et nos origines. »

C’est ainsi que beaucoup d’afro-descendants connaissent leurs héros passés ; en les cherchant par eux mêmes, en interrogeant leurs parents et leurs grands parents, ou en prenant connaissance du petit nombre d’auteurs qui ont sauvé l’histoire de ces personnages. Mais il est vrai également que beaucoup ne savent rien de leur culture et de ses figures, avec pour résultat que certains ne s’identifient pas afro-péruviens. À ce propos, Lilian Thuram dans son livre Mes étoiles noires, fait une analogie très intéressante : « Imaginez un jeune blanc qui, dans sa scolarité n’aurait jamais entendu parler de scientifiques blancs, de ses souverains, de ses révolutionnaires, philosophes, artistes, écrivains de sa couleur. Un univers où tout ce qui est beau, profond, délicat, sensible, original, pur, bon, subtil et intelligent, soit uniformément noir, où Dieu, l’Être Suprême, serait Noir aussi. Imaginez la révolte qui bouillonnerait en lui. L’enfant se demanderait si  un jour, dans l’univers, un Blanc aurait fait quelque chose de bien. Jusqu’à un certain jour, programme scolaire oblige, il accède à une information sur lui-même : tes ancêtres étaient esclaves. Cette seule information, présentant l’histoire  de cette manière, ne peut que l’inférioriser. Quel modèle pour son avenir ! Quel regard sur lui-même. »

On va mentionner maintenant quelques personnages qui mériteraient d’être visibilisés dans l’enseignement de l’histoire péruvienne. Non seulement en raison de leur importance, mais parce qu’ils revendiquent le rôle des afro-descendants dans le pays. Ce qui aide les enfants, filles et garçons, les adolescents afro-péruviens à penser qu’ils pourraient faire autre chose qu’être sportifs, danseurs ou cuisiniers.

Il est vrai qu’il y a des  personnes ayant reçu  une certaine reconnaissance, comme Nicomedes Santa Cruz ou sa sœur Victoria. Mais il y en a bien d’autres qui n’ont pas eu la reconnaissance qu’ils auraient méritée. Ces personnes ignorées rompent habituellement avec les stéréotypes sur les afro-descendants qui ne sont que chanteurs ou footballeurs. Ce sont des héros, des écrivains, des médecins etc. Tous ont d’une manière ou d’une autre participé à la création d’une identité nationale, alors qu’ils ont été oubliés par l’histoire.

On peut par exemple citer l’un des héros de la guerre du Pacifique qui a lutté aux côtés de Miguel Grau : Albert Medina, plus connu comme le mousse Medina. Un afro-descendant qui a été le dernier des survivants du « Huascar », et qui bien qu’il ait fait l’objet de reconnaissances, avec un buste au cimetière Baquijano, son nom donné à une école, n’est mentionné dans aucun programme scolaire, et peu d’historiens le mentionnent. « Ce qui montre que l’Histoire a toujours été raciste. Le mousse Medina n’a pas le statut de héros, bien qu’il ait combattu avec Miguel Grau. Au final il est mort pauvre »  (Paul Colinó Monrroy, du blog La guerre du Pacifique  de Jonatan Saona).

Il y a aussi Francisco Congo, un marron leader de la grande communauté de Huachipa. Personnage énigmatique, bien que l’on dispose de quelques informations sur sa vie. Il s’était échappé  d’une plantation de Pisco pour aller dans la communauté de Huachipa. Il en prit le commandement après avoir lutté à mort contre le chef antérieur. Considéré comme un sorcier il était très  aimé et respecté. Il a été blessé et capturé par les troupes du Roi provoquant la fin et le démantèlement  de cette grande communauté du Huachipa. Newton Mori  dit à ce sujet : « En septembre 1793 aux environs de la ville de Reyes, dans les monts de Huachipa, les soldats du Roi ont détruit l’une des communautés marrons les plus importantes de la vallée. La bataille a duré du matin jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi. Elle s’est achevé quand le général des marrons est tombé, blessé. Il s’appelait, Francisco Congo, alias Chavelilla. » 

Il y a aussi, Catalina Buendia de Pecho, une héroïne de la guerre avec le Chili. Cette paysanne afro-péruvienne courageuse a pris les armes, avec ceux de son village, contre l’armée chilienne. Les hommes comme les femmes se sont barricadés contre l’ennemi. Mais trahis ils ont finalement été vaincus. « Leur plan a été saboté par Chang Joo, qui trahissant les gens d’Iquique a renseigné les chiliens sur les barricades de la résistance. Circonstance ayant déstabilisé la surprise stratégique des habitants d’Iquique. Permettant aux chiliens de prendre définitivement  le dessus. » (Morales)

Comme eux, il y a bien d’autres personnages – José Manuel Valdés, Gregorio Martínez Navarro, Lucia Charún Illescas-, qui en dépit de leur contribution à l’identité nationale, ont été totalement ignorés. Ils sont, au même titre que les figures afro-descendantes en général, absents des programmes scolaires. Ce qui a pour conséquence que filles et garçons, adolescents afro-péruviens, ne connaissent rien de leur histoire en dehors de l’esclavage.

Politiques publiques

C’est vrai qu’il y a quelques mesures publiques prises pour le peuple péruvien afro-descendant. Mais, soit elles ne sont pas à la hauteur du réel que vivent les afro-descendants, soit elles restent simplement dans les tiroirs, sans effet concret sur la vie des personnes. Luis Tacuche dit à ce sujet : «  La décision de prendre en compte les problèmes publics des citoyens afro-péruvien(e)s (leur accès minimal à des services publics de qualité) reste de fait virtuelle (dans des documents et des modalités) sans application fonctionnelle, en clair sans traduction en processus de gestion publique (avec des dotations, des processus et des réalisations). »  

Conséquence de la Décennie Internationale des Afro-descendants 2015/2024 proclamée par l’ONU, le Pérou a mis en place le Plan National de Développement pour la Population Afro-Péruvienne.  Le Plandepa est l’unique instrument politique concernant la population afro-descendante. Le décret supérieur qui le crée déclare d’intérêt national l’attention prioritaire visant à la pleine jouissance de leurs droits fondamentaux par la population afro-péruvienne. En dépit de son existence la mise en œuvre correcte du Plandepa se heurte à de nombreuses difficultés, aboutissant à un impact de visibilité réduite. Pour Tacuche : « Les difficultés à sa mise en œuvre tiennent aux dotations insuffisantes et aux relations entre institutions de tutelle et de mise en œuvre. » Le ministère de la Culture supervise et dirige son application, les ministères sectoriels et les gouvernements régionaux se chargeant de l’application sur le terrain. Cette division des tâches rend difficile une mise en œuvre correcte, ce qui permet de comprendre pourquoi le Plandepa n’a pas l’impact souhaitable.

Quelques chiffres permettent de visualiser les moyens budgétaires affectés aux instruments de mise en œuvre pour les années 2016 à 2018 par la Direction des politiques publiques chargée de la population afro-péruvienne. Elle est la seule institution dotée de lignes budgétaires affectées à la population afro-péruvienne. La part de la ligne Plandepa, a représenté pour 2016, 0,03 % du budget de cette direction, en 2016 et 2017 et 0,02 % en 2018 (source : Los afrodescendientes en las Americas. 200 años de vida republicana, ciudadanias incompletas).

Il faut y ajouter les projets des ministères techniques relevant du Plandepa, ministères de Culture, de l’Éducation, de la Justice, des Femmes, de la Santé. Mais en dépit de l’existence d’un instrument spécifique concernant la population afro-péruvienne, on ne peut que conclure à sa mauvaise mise en œuvre et à son effet correcteur réduit pour la population afro-péruvienne. Ce qui met en évidence une absence de prise en compte des nécessités de cette population. A ce sujet Tacuche dit : « S’il existe bien un instrument politique (Plandepa), pionnier dans le pays et la région, la solution du problème public des afro-descendants n’a pas conduit le gouvernement à prendre une décision d’intervenir de façon cohérente. (Le Plandepa) a une existence nominale, qui n’est pas fonctionnelle. »

Conséquences

Ici on va examiner les différentes conséquences dont souffre du fait de son invisibilité la population afro-péruvienne.

Pauvreté

 La pauvreté est l’une des conséquences de l’absence de visibilité des Afro-Péruviens. Elle vient des inégalités existant de façon permanente dans la société péruvienne. Très souvent on corrèle pauvreté et couleur de peau, et donc afro-descendants comme autochtones sont automatiquement classé dans cette case. « Ce cadre général décrit la transition du racisme ethnique au social. Des années d’exclusion et d’inégalités ont fabriqué des « pauvres », tous indigènes et afro-péruviens. Mythes et préjugés à leur égard sont l’expression « moderne » du racisme péruvien » (Luciano)

Cela dit vivre en pauvreté est une réalité pour beaucoup d’afro-descendants. Selon la ENAHO 2004 (Enquête nationale sur les conditions de vie et de pauvreté des foyers) le taux de pauvreté et de pauvreté extrême des afro-péruviens est respectivement de 35 % et de 4 %.  Ce qui va à l’encontre de la perception qu’ils en ont : « Seuls 7 % des afro-descendants se considère comme « non pauvre », 49 % se perçoit come « plus ou moins pauvre », 39 % se voit pauvre et 5 % « très pauvre » (Groupe d’analyse pour le développement, centre privé de recherche).

Cette auto-perception des afro-péruviens qui se voient majoritairement comme pauvres , est le fruit du stéréotype hérité de la colonie qui associe pauvre à afro. Luciano explique que « cette association afro-descendant/pauvre vient des siècles passés combinant couleur de peau et position sociale. À l’époque coloniale « le blanc et l’étranger étaient l’équivalents de meilleur et supérieur, opposé à originaire et autochtone ». La pauvreté vécue par les afro-descendants s’est légèrement améliorée. Mais elle reste bien enracinée dans cette population. Qui plus est du fait de l’invisibilisation dont elle souffre, l’amélioration de sa situation n’est pas la conséquence de politiques publiques visant à répondre à ses nécessités, mais est la conséquence de la croissance générale qu’a connu le Pérou ces dernières années.

Accès à l’éducation

L’accès à l’éducation est une nécessité pour tous les enfants, filles, garçons et adolescents. Il doit être garanti parce qu’il est essentiel pour combattre le cycle de générations victimes de la pauvreté et de la discrimination, économiquement et socialement.

« L’importance donnée à l’éducation comme moyen unique de trouver du travail et de s’assurer un futur comme personne, justifie le raisonnement selon lequel on ne peut le nier à personne. Il convient aussi de signaler que l’éducation permet d’améliorer la convivialité et qu’une population enfantine et juvénile non scolarisée est une source potentielle de conflits présents et futurs. »  

Les enfants afro-péruviens accèdent à l’éducation sans différence significative avec les autres groupes ethniques.92,9 % de ces enfants, garçons et filles, vont à l’école, chiffre voisin de la moyenne nationale qui est de 94 %. Mais bien qu’ils soient un peu plus élevé que celui de la population indigène ce chiffre est loin derrière celui des autres groupes ethniques.

« Il est vrai que les enfants et adolescents indigènes sont ceux qui sont le moins scolarisés en primaire (37,7 %) et secondaire (56,3 %), mais les enfants et adolescents afro-péruviens sont en situation inférieure en comparaison avec les autres groupes d’enfants et d’adolescents. La différence négative est de quatre points en primaire (56,2 % pour les afro-descendants contre 60 % pour les autres groupes) et de 8,5 %  pour le secondaire (61 % contre 69,5 % respectivement) (source : CEDET, Plan Internacional, UNICEF).

Le problème pour la population afro-péruvienne en matière d’éducation, est celui de l’éducation supérieure universitaire ou technique. Selon le GRADE seuls 33 % des afro-descendants entre 18 et 26 ans accèdent à l’éducation supérieure. Un pourcentage encore plus faible arrive à terminer ses études (3 % en éducation universitaire et 8 % en instituts). On fait remarquer cela dit que même si ces bas pourcentages sont préoccupants, ils ont gagné 10 points depuis 2004, signalant une amélioration.

En conclusion, on note bien un accès au primaire et au secondaire élevé. Et un problème dans la faible participation des afro-descendants dans l’éducation supérieure universitaire ou technique. Situation qui peut générer salaires bas et difficultés à trouver un emploi, entre autres choses.

Les conséquences de son invisibilité pour une population durant toute son existence dans un groupe plus grand sont nombreuses. Les afro-péruviens souffrent notablement de cette invisibilisation insensible et impitoyable, qui au final ils souffrent de chacune de ses conséquences.

Conclusions

Les esclaves sont venus d’Afrique dépouillés de leur humanité. Ils ont été vendus comme une marchandise et traités comme des êtres inférieurs. Ce qui a tracé une ligne profonde expliquant l’invisibilisation permanente à l’égard de leurs descendants. Après avoir été libérés par Ramón Castilla, leur situation n’a pas beaucoup changé. Ils ont continué à être traités comme des inférieurs et les gouvernements n’ont pas pris en compte leur situation économique et sociale. De nombreux personnages illustres de l’histoire du Pérou, qu’ils soient présidents, écrivains ou historiens, ont méconnu le rôle de la population afro-descendante dans la création de l’identité nationale. Certains lui ont même attribué une influence négative. Evidence non seulement d’un racisme profond mais aussi de l’invisibilisation de leur contribution.

Concernant l’école, on note un large déficit informatif sur les apports, les personnalités, et la culture afro-péruviens. Ce qui est à l’origine de frustrations chez les élèves afro-descendants contraints de chercher par eux mêmes une information sur leurs ancêtres ou dans le pire des cas restent dans le doute leur vie durant. Il existe diverses politiques publiques en faveur de la population afro-péruvienne. Mais elles restent dans les tiroirs et ne bénéficient en rien aux Afro-Péruviens. Les conséquences de cette invisibilisation sont nombreuses, même si les niveaux de pauvreté et ceux d’accession à l’éducation ont augmenté ces dernières années. Avancées qui ne doivent rien à une visibilité de la situation et des problèmes de la population afro-péruvienne.

Oswaldo BILBAO LOBATÓN
Directeur
Lilia MAYORGA BALCAZAR
Directrice communication
Centro de Desarrollo Etnico-Cedet/Lima-Pérou

Traduction de Jean-Jacques Kourliandsky

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