Hommage à Fernando Pino Solanas : L’ère des présidents-grenouilles

Fernando Solanas est mort du Covid le 7 novembre, c’est malheureux, ses films étaient à la fois politiques, drôles et émouvants. Justement, en 1992 Solanas sortait Le voyage, un road-movie dans lequel on assiste à l’initiation d’un adolescent qui part d’Ushuaia pour découvrir l’Amérique latine. 

Photo : El Espectador/Solanas Live

Lorsqu’il arrivait à Buenos Aires, le héros découvrait que les égouts avaient débordé et inondé la ville entière où flottaient des crottes de partout, le président était un homme politique habillé d’une impeccable veste blanche et des palmes, blanches aussi, pour pouvoir patauger dans la merde sans se mouiller. C’est pourquoi il s’appelait le Président-grenouille*. Le gars se pavanait tout sourire parmi les journalistes en leur demandant de ne pas faire des vagues et se déplaçait dans Buenos Aires dans son catamaran présidentiel, tandis que les habitants dégoutés essayaient de vider les égouts et la merde à coups de seaux. Dans une autre séquence aussi allégorique que la précédente, on assiste à un match de tennis entre le Président-grenouille et le président des États-Unis, le Président-grenouille joue à genoux et, bien sûr, il perd. Il s’agit, bien évidemment d’une satire de l’ex-président argentin Carlos Menem, d’ailleurs, l’acteur qui jouait ce rôle avait avec lui une ressemblance troublante. La vision que Solanas y donnait correspondait à sa lecture des reformes néo-liberales appliquées par Menem en Argentine, après sa victoire aux élections de 1989, qu’il répéta en 1995 avec une réélection. Le film, ou les déclarations de Solanas contre les politiques de Menem, lui avaient couté un attentat en 1991, pendant lequel il reçut quatre balles dans les jambes.

Outre les politiques qu’il a mises en place, Menem, avec ses favoris d’héros de l’Indépendance, sa faiblesse pour les misses et son air mafieux se prêtait bien à la caricature, mais le Président-grenouille n’était pas une exception argentine, il annonçait l’évolution de la figure présidentielle en Occident. Après tout, Boris Eltsin, le nouveau président de l’URSS élu en 1991, s’était montré en dansant « La Macarena » lors d’un meeting. Silvio Berslusconi, un autre homme d’affaires converti en politique et amateur des parties fines avec des prostituées mineures, était devenu le président du Conseil en Italie en 1994 et le redevint à deux autres reprises, malgré toutes les casseroles qu’il trainait. En France, le président Nicolas Sarkozy fut élu président en 2007 et instaura un « nouveau style en communication » -comme dirait Wikipédia-, ce style consistait, par exemple, à insulter un quidam qui refusa de lui donner la main lors d’un salon, en le traitant de « pauv’con ». Ils étaient tous devenus des présidents-grenouilles, par ailleurs, tous mis en cause dans des accusations de corruption, des procès avec la justice,  et, certains, même condamnés. Il va de soi, que la droite ne jouit pas de l’exclusivité de patenter des présidents-grenouilles et l’on pourrait compléter la liste avec des exemples à gauche.

La figure présidentielle avait changée et, apparemment, tout le monde trouvait salutaire et logique que les présidents se montrent « comme des gens normaux ». D’ailleurs, en 2012, le socialiste François Hollande avait gagné les élections en France en martelant l’idée de vouloir être « un président normal ». Même s’il voulait s’opposer au président « bling-bling » qu’avait été son prédécesseur Sarkozy, cette idée m’a toujours offusquée, selon moi, le président d’un pays démocratique, devrait être, au contraire, quelqu’un d’exceptionnel qui, de par son intelligence, sa préparation, ses capacités de travail, sa carrière dans la fonction publique ou sa militance, sortirait du lot jusqu’à atteindre l’honneur de diriger un pays, après avoir été élu démocratiquement. Un président pareil aux autres citoyens, devant la loi, oui, mais exceptionnel de par ses dons, son expérience et ses mérites, pour occuper une aussi haute et digne fonction.

La cerise sur le gâteau, ou l’antonomase du président-grenouille, arriva lorsque Donald Trump remporta les élections à la présidence des États-Unis en 2016. Un candidat ouvertement misogyne et menteur, qui avait été animateur de télé-réalité et dont le seul mérite était d’être né riche. Le prototype atteignait ainsi son summum, au pays le plus puissant au monde ! Je ne m’en suis pas encore remise et je me mets à la place de ce que les États-uniens progressistes ont ressenti devant le résultat de cette malencontreuse élection. Je les plains encore d’avoir supporté pendant quatre longues années une telle calamité. Espérons que la victoire de Joe Biden, annoncée le jour du décès de Solanas, soit le signe du retour d’une figure présidentielle plus digne, plus retenue, plus éthique, même si cela peut paraître naîf. Espérons que le Président-grenouille que Pino Solanas avait imaginé, ne soit plus qu’une caricature, un cauchemar qui prend fin avec la vie de son génial et visionnaire auteur.

Alba LARA-ALENGRIN

Université Paul-Valéry Montpellier 3

*L’expression a été empruntée à Fernando Solanas, qui, inspiré du mot homme-grenouille, a donné le nom de Président-grenouille à un des personnages de son film Le voyage.