Le football brésilien sur le terrain politique dans ce temps de pandémie

En Amérique latine comme ailleurs, l’épidémie du coronavirus a chamboulé les championnats de football et annulé les rencontres continentales. Ce n’est pas une mince affaire pour les foules d’Amérique latine. La fierté attachée à un maillot et à une culture locale ou nationale accorde au football une fonction politique. Que se passe-t-il en ces temps de crises multiples, en particulier au Brésil, où la gestion chaotique de l’épisode pandémique complique la situation politique et sociale ? 

Cinq mois après la détection du premier cas de Coronavirus, le pays déplorait plus de 100 000 morts. Au Brésil, le bilan officiel serait « six à sept fois inférieur à la réalité », estiment les spécialistes brésiliens des statistiques liées à la pandémie. Au Brésil, le football est le sport-roi. Il a sa légende avec son excellence le « Roi Pelé », suivi de Garrincha. Quand il s’agit de foot national les superlatifs fleurissent, les palmarès s’égrènent sur des décennies et, bien sûr, les défaites de la Seleção (l’équipe nationale) sont l’occasion d’un deuil de plusieurs jours. Des clubs de supporters très organisés, d’innombrables docteurs ès-Foot, les journalistes, les analystes et les commentateurs, tous célèbrent le football et tissent un récit national qui en font un des piliers de la nation brésilienne.

Au Brésil, le foot n’est pas classiste, il fait partie des Beaux-Arts : les équipes et les joueurs sont célébrés par des prix nationaux comme le sont les compagnies de danse et de théâtre, lors des cérémonies de remises de trophées où tous les arts sont représentés. Et comme tout art consacré, le foot possède un musée de fort belle facture à Pacaembu, stade historique de style moderniste (São Paulo)

Pour tous les Brésiliens, le football est tout à la fois un art de vivre, de penser le monde et de l’habiter. Un bon négociateur, un type malicieux, un débatteur habile possèdent le « jeito » (la manière) comme un footballeur a sa manière et ses astuces pour surpasser son adversaire. Tous les Brésiliens s’efforcent d’avoir le « jeito » pour « dribblar » (dribbler) l’interlocuteur, l’adversaire, l’ennemi… et l’État. Le « jeito » ou mieux le « jeitinho » (le petit truc) : un des mots et une des choses que l’on apprend en premier lieu pour survivre dans une société corsetée par des lois et règlements labyrinthiques. Le footballeur de talent utilise la ruse et il est l’exemple indépassable de tous les Brésiliens qui veulent se protéger des complications de la vie sociale et professionnelle.

Une passion nationale

Il eût été étonnant que les acteurs de la vie politique et la société civile ne soient pas tentés de se servir de la passion nationale pour mener leurs batailles. En Europe, l’affaire est entendue : les tribunes de supporters sont, au mieux, joyeuses et taquines, au pire infiltrées par les extrêmes droites qui s’en servent pour proférer des insultes homophobes et racistes et, parfois, exhiber des signes explicites d’affection pour le fascisme et le IIIe Reich.

Au Brésil, la relation entre foot et politique est ancienne et se distingue de ce que l’on a pu voir en Europe dans les dernières décennies. Quelques faits anciens et récents éclairent cette particularité. La Seleção de 1970 a été faite par le sélectionneur auriverde João Saldanha, évincé par la junte militaire au pouvoir avant le début de la coupe du monde. Militant communiste, « João sans peur » restera comme le bâtisseur d’une équipe glorifiée par le Brésil et loué pour avoir monté, non seulement une équipe victorieuse de son troisième Mondial en 1970, mais aussi un dossier dans lequel il dénonçait la dictature, ses trois mille prisonniers politiques et ses centaines de morts et de victimes de tortures. Ce dossier, il le distribua aux autorités internationales lors de son passage à México, en janvier 1970, à l’occasion du tirage au sort des groupes en compétition pour le Mondial. Cet entraîneur ne transigeait pas avec la démocratie, la junte l’a sanctionné.

C’était aussi le cas du légendaire Socrates et de ses camarades de l’équipe des Corinthians. Lors de la finale du championnat de 1983, les joueurs de l’équipe pauliste rentraient sur le terrain de Pacaembu avec une banderole en soutien à la démocratie : « Ganhar ou perder, mas sempre com democracia » (Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie). Plus de quatre-vingt mille supporters observaient la manifestation politique depuis les tribunes. L’influence du mouvement se mesurait au fait que les principaux joueurs (Socrates, Wladimir et Casagrande) étaient alors fichés et surveillés par la junte militaire.

Supporteurs pour la démocratie

Pendant la dernière campagne présidentielle de 2018, des groupes et collectifs de football, soixante- neuf au total, ont remis le ‘Manifeste des associations de supporters pour la démocratie’’ à Fernando Haddad (l’opposant de gauche à Jair Bolsonaro). Dans la tradition corinthiane, des supporters plus lucides sur les enjeux politiques que beaucoup de leurs compatriotes, le président de la Gaviões (les Ultras des Corinthians) publiait un communiqué pour ses partisans : « Gavião não vota em Bolsonaro » (un Gavião ne vote pas pour Bolsonaro). Cette prise de position, contestée par une partie des supporters, était en droite ligne de l’histoire du club. À São Paulo, les fans des Corinthians, du moins une partie d’entre eux, sont alors les seuls à s’opposer de manière ferme à Bolsonaro. Son élection lors des dernières présidentielles représentait une menace de retour à un régime autoritaire. La torcida (les fans) de Palmeiras, principal rival pauliste de l’équipe, décide de ne pas prendre parti. Une fois élu Bolsonaro leur rendra visite dans leur stade.

Les menaces de Bolsonaro sont maintenant mises à exécution. En effet, l’extrême-droite occupe aujourd’hui la présidence, encadrée par de nombreux militaires à la tête de ministères et dans des postes de direction d’administrations. En un peu plus d’un an, trois ministres de la Santé, tous médecins, ont été évincés ou ont abandonné leur portefeuille ministériel. Un militaire non-médecin les a remplacés. Depuis le début de l’épidémie du coronavirus, Jair Bolsonaro est dans le déni ( «une grippette » dit-il), ce qui a provoqué le départ des trois ministres de la Santé en quelques mois.

Ces dernières semaines, la reprise du championnat de foot est encouragée par le Président. Au lieu de cela, les « torcidas », (clubs de supporters), s’unissent contre la politique du président brésilien. « Le président du club des Gaviões da Fiel et leader du mouvement des supporters pro démocratie de São Paulo prend le mégaphone pour hurler contre l’adversaire : « Dans les stades, on peut s’injurier, mais ici on est réuni ensemble pour prouver que nous, on n’injurie pas la démocratie ». » (El País Brasil du 16 juin dernier).

Politique génocidaire

À Brasilandia, l’un des quartiers de São Paulo les plus contaminés par le coronavirus, l’heure est grave. En minimisant la crise sanitaire et en bloquant des fonds destinés aux hôpitaux des États, le gouvernement de Jair Bolsonaro mènerait une politique génocidaire. Des membres du personnel de la santé au Brésil ont demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’ouvrir une enquête sur la réponse du président Jair Bolsonaro à la pandémie, qui constitue selon eux un crime contre l’humanité. La CPI n’a pas obligation de donner suite.

Un leader des supporters de la démocratie proclame : « Le foot n’est pas violent, c’est l’âme de notre pays, il fait partie de chaque Brésilien et il a eu un rôle très important à la création de notre démocratie. C’est donc à nous d’empêcher que son histoire ne se reproduise. On ne veut pas revivre les tortures, les assassinats, et les disparitions d’opposants… Une époque où la vie humaine avait peu de valeur… la même valeur que Jair Bolsonaro accorde aujourd’hui aux victimes du coronavirus. »

São Paulo, Rio de Janeiro : le mouvement des supporters prend de l’ampleur, il est en outre défendu par plus de soixante personnalités du sport, tel le tennisman Gustavo Kuerten, qui ont signé le manifeste : « Sport pour la démocratie » dont Casagrande, ancien coéquipier de Socrates aux Corinthians, est un des initiateurs. Les démocrates des tribunes ont de la mémoire et la transmission est assurée.

À l’heure de la mondialisation du sport, le mouvement brésilien antitotalitaire a aussi un écho à Lyon, à Paris et à Barcelone : Juninho, l’actuel directeur sportif de l’Olympique Lyonnais et Rai, l’ancienne star du Paris Saint-Germain, ont également signé le manifeste. Quant à Ronaldinho, étoile du foot brésilien et espagnol, il posait avec un maillot de la Seleção le jour du premier tour de la présidentielle (le 7 octobre 2018) avec le numéro 17, numéro officiel attribué sur les bulletins de vote au parti du candidat d’extrême droite. Le Brésilien qui a joué de 2003 à 2008 au FC Barcelone s’est vu retirer son statut d’ambassadeur du prestigieux club espagnol.

La société brésilienne vit aujourd’hui dans une tension politique extrême, avivée par les crises dues au coronavirus, et le monde du sport n’y échappe pas. Aux abords du Maracanã, le stade mythique de Rio, est installé un hôpital de campagne pour les patients atteints du Covid-19. Le 18 juin, jour d’un match de reprise sans enjeu, deux malades y sont morts…

                                                                                                       Maurice NAHORY