Cuba, 20 juillet 2020 In dollar we trust

Le 20 juillet 2020, le dollar a repris ses aises à Cuba. Ce n’est pas la première fois. Et comme à chacune des étapes monétaires, rétablissant ou suspendant l’usage de la monnaie des États-Unis, la mesure est accompagnée de discours en oxymore , mariant marché libre et planification centralisée. Afin d’exporter plus et importer moins. En donnant plus de liberté d’user la monnaie nord-américaine aux acteurs privés et publics de l’économie, dans le cadre de la planification centralisée.

Photo : RTVE

Cuba avait été dollarisée en 1993, pendant la « période spéciale ». Celle des grandes pénuries conséquence de la fin de l’aide soviétique. Avant un rétropédalage en 2004, grâce au relais apporté par le pétrole amical du Venezuela, qui avait permis de revenir à la « normale » : deux monnaies nationales en circulation parallèle, le CUP, peso courant, et le CUC, peso convertible, avec en arrière-plan un dollar pénalisé et taxé à hauteur de 10 %. Cet équilibre est aujourd’hui menacé. La crise sanitaire du coronavirus, et ses retombées sur le commerce et le tourisme mondial, ont mis à nu les fragilités structurelles de l’économie cubaine. 

Cuba dès avant le choc pandémique de 2020 était en difficulté. Au point d’avoir signalé au Club de Paris, cercle de créanciers publics internationaux, qu’il était dans l’incapacité d’honorer le remboursement d’une dette pourtant généreusement réaménagée. Le désordre économique et politique du Venezuela, aux causes multiples, avait progressivement et inexorablement réduit les livraisons de pétrole bon marché à La Havane. Alors que le pays, comme toutes les économies à planification dure et agriculture étatisée, doit importer, faute de productivité alimentaire, de quoi nourrir sa population. Pendant quelques mois, de 2015 à 2016, La Havane avait encaissé les retombées dollarisées du rétablissement des relations diplomatiques avec Washington, négociées entre Raúl Castro et Barack Obama. La victoire du républicain Donald Trump en 2016 s’est traduite, dès son entrée en fonction le 1er janvier 2017, par un renvoi à la case blocus/embargo. Le retour progressif et inexorable à une politique de sanctions nord-américaines sans concessions, a enterré toute captation alternative de dollar attendue du tourisme nord-américain.

La crise de la covid-19 n’a rien arrangé. Étouffant l’économie du monde, elle a cassé la demande de produits exportés par Cuba comme par ses voisins latino-américains. Elle a surtout, concernant Cuba, asséché les flux touristiques mondiaux. Or ces flux représentent la deuxième entrée de devises : deux à trois milliards de dollars annuels. Le budget 2020 tablait sur un accroissement sensible de visiteurs étrangers, afin de compenser le déficit en dollars vénézuéliens et la baisse de visiteurs nord-américains. Alors que les dépenses de l’État étaient en surchauffe afin de faire face, dans l’île crocodile, aux effets de la pandémie. 

Seul le secteur sanitaire, l’envoi de médecins cubains à l’étranger, a permis de mettre un peu de gras dans la soupe à la grimace. L’envoi de professionnels de santé dans les pays en déficit constitue depuis plusieurs années la principale source de dollars et euros. Environ sept à neuf milliards de dollars annuels. Elle fait pour ces raisons l’objet d’offensives médiatiques brutales de la part de Donald Trump, de Jair Bolsonaro comme des réseaux de la droite la plus rance. Il est vrai qu’un médecin cubain ne perçoit qu’environ 30 % du salaire versé par le pays ayant sollicité le service cubain de santé. Mais parler d’esclavage moderne, comme le font les détracteurs de cette coopération stipendiée, ne tient pas compte des réalités. Un médecin cubain touche trente dollars par mois s’il reste chez lui. Et sept cents dollars s’il travaille sous contrat au Kenya, en Lombardie, au Mexique ou dans les départements français d’Amérique. 

La différence est certes importante, au bénéfice de l’État cubain. Mais pourtant elle ne suffit pas à combler un bas de laine rongé par un vol nourri d’acridiens. Beaucoup de cubains reçoivent des dollars envoyés par leur famille depuis les États-Unis, l’Espagne. Ils peuvent, compte tenu de l’urgence, solliciter leurs proches plus que de coutume. Mais la taxe de 10 % qui depuis 2004 réduisait d’autant la capacité d’achat en dollars avait un effet dissuasif. Un grand nombre de billets verts restaient inutilisés en attendant des jours meilleurs. La suppression de cette taxe devrait d’autant plus faire preuve d’efficacité, que soixante-douze supermarchés dits MLC (Monnaie libre convertible) aux articles solvables en dollars vont ouvrir. Ces magasins sont supposés mettre à disposition tous les produits non accessibles dans le réseau des commerces fonctionnant en pesos CUP et CUC. Sur le modèle expérimenté en octobre 2019 avec l’électroménager. 

Reste à savoir comment tout cela va fonctionner. Les sites d’information de l’opposition signalent le doute de clients qui les 20/21 juillet n’ont pas vu une offre significativement différente entre magasins MLC et commerces en pesos. Sauf que l’offre est plus abondante et accessible dans les supérettes en dollars.

Le pansement financier de circonstance, collé sur un « grand corps malade », le 20 juillet 2020, répondra-t-il aux urgences financières cubaines ? Peut-être permettra-t-il de gagner du temps, dans l’attente d’un vaccin anti covid-19, et de la reprise du tourisme. Mais il aura une nouvelle fois placé les autorités et le Parti communiste au pied de contradictions, perceptibles dans le vocabulaire utilisé pour justifier les mesures adoptées. Cette vidange de dollars intérieurs met en effet en évidence l’existence d’une catégorie privilégiée, dans un État supposé sans classes, celle des détenteurs de dollars. Tout comme elle met le doigt sur la difficulté à gérer la montée d’une nouvelle classe entreprenariale, productive mais génératrice d’inégalités incompatibles avec l’idéologie officielle. 

Tant que cette contradiction ne sera pas tranchée, à la chinoise (parti unique en économie de marché) ou à la scandinave (pluralisme économique et politique, avec un socle social constitutionnalisé), Cuba et son économie seront voués à gérer l’urgence économique et sociale en accordéon. Et à tourner autour du pot des réalités, du VIIème congrès du PCC, au Plan national de développement économique et social, à la « stratégie économique et sociale pour stimuler l’économie et affronter la crise mondiale provoquée par la covid-19 », adoptée le 16 juillet. 

Quitte à habiller l’incertitude en pirouette verbale : « Unir nos (..) objectifs (..) donne à lire le mot Ideal », a déclaré le 16 juillet le président cubain, Miguel Díaz-Canel Bermúdez : Élargir (Implementar) les résolutions du congrès du Parti. / Détruire la politique de blocus / Affronter (Enfrentar) la crise (..) exacerbée par le néolibéralisme et la pandémie / Appliquer la science et l’innovation dans tous les processus productifs. / Légitimer et renforcer l’idéal socialiste. / Appliquer la science et l’innovation dans tous les processus productifs. / Légitimer et renforcer l’idéal socialiste.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY