L’Amérique latine sur fond de replis diplomatique ou grave coup de pouce au covid-19 ?

Le coronavirus progresse à grands pas en Amérique latine, sur fond de repli diplomatique collectif. Le constat est d’évidence et pose la question d’un lien validant une situation-Janus, combinant éclatement coopératif et extension du coronavirus.

Photo : Ciper Corona

Constat d’évidence en effet. La maladie a débordé la quasi-totalité des États. Le Brésil, puissance majeure du sous-continent, était, le 14 juin 2020, le deuxième pays affecté par la pandémie au niveau mondial. Et bien sûr, le premier d’Amérique latine avec 41 828 victimes mortelles et 828 816 cas enregistrés. Le Mexique, autre membre latino-américain du G-20, arrivait dans ce classement macabre, toujours le 14 juin, au deuxième rang latino-américain et au septième mondial avec 16 448 décès. Pérou, Chili, Équateur, apparaissent dans la statistique des disparus et infectés en phase ascendante. Comme plusieurs « petits » pays d’Amérique centrale et de la Caraïbe, Guatemala, Honduras, Panama, République Dominicaine.

Les raisons de cet emballement sont connues. Certains gouvernants ont nié la réalité de la pandémie. Le brésilien Jair Bolsonaro, le nicaraguayen Daniel Ortega, ont parlé de fatalité, et renvoyé leurs peuples à la bienveillance divine. Considérant que les ressources nationales, sanitaires comme économiques, ne permettaient pas de faire face. Avec comme résultat le désastre humanitaire que l’on sait. D’autres, le Chilien Sebastián Piñera, le Mexicain Andrés Manuel López Obrador, ont essayé de ruser avec la maladie en prônant un entre-deux. Avec ici encore un bilan difficile. Le ministre de la santé chilien a démissionné samedi 13 juin, tirant les conclusions de l’échec de cette stratégie. Le Mexique déconfine en pleine montée de la contagion, et alimente le redressement de la courbe pandémique. Le Pérou avait pris très tôt le problème à bras le corps, avec 6088 morts et 214 788 malades, il est pourtant le troisième pays le plus mal classé. Victime de mal développement, d’inégalités structurelles, perturbant les mesures de confinement et d’aide aux travailleurs informels.   

Seuls s’en tirent plutôt bien les pays moins connectés au monde global : le Paraguay, l’Uruguay, le Venezuela. Et ceux qui, comme l’Argentine, le Costa Rica, Cuba, ont pris la prévention au sérieux. Troisième « grand » latino-américain, membre du G-20, l’Argentine ne déplorait le 14 juin, que 785 décès et 28 764 personnes infectées. « Ceux qui privilégient l’économie » a déclaré le président Alberto Fernández, « finissent par remplir de cadavres les camions frigorifiques ».

Ce drame sanitaire, et ses conséquences économiques et financières, préoccupent les institutions régionales et internationales. L’Organisation mondiale de la Santé (OMS), a tiré une sonnette d’alarme.  Au mois de juin 2020, l’Amérique latine est le principal foyer mondial du coronavirus. Marcos Espinal, Directeur du département des maladies contagieuses de l’Organisation panaméricaine de la Santé (OPS), a lancé un appel à la coopération régionale. L’OPS dispose d’un Fonds stratégique qui permettrait, s’il était géré de façon collective, aux pays de la région de négocier leurs achats de produits sanitaires au meilleur prix. Enrique Iglesias, responsable de la Banque interaméricaine de développement a lui aussi alerté sur l’urgence de la solidarité, à l’occasion de la commémoration du 50ème anniversaire de la Caisse andine du Développement, la CAF. Tout comme Alicia Bárcena, secrétaire générale de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et la Caraïbe, (CEPAL), qui a adressé un avertissement aux dirigeants du sous-continent et à ceux des pays développés, « l’Amérique latine est au bord d’une nouvelle décennie perdue ». Elle a besoin d’un soutien de la communauté internationale, même si ses composantes sont des économies intermédiaires.

Les commentaires révèlent au minimum un dos à dos interaméricain, attesté par la fermeture des frontières. Sans considération idéologique, tous les voisins du Brésil ont verrouillé leurs pays. Mario Abdo Benítez, président du Paraguay, est comme son voisin Jair Bolsonaro, un chef d’État, ultra-libéral et conservateur. N’empêche. Coronavirus oblige, « le Brésil » a-t-il commenté en interdisant militairement toute relation avec son voisin, « est la principale menace ».

Certains responsables ont regretté ces politiques d’enfermement et de repli national. Víctor Zamora, ministre péruvien, a mis le doigt sur les conséquences de l’absence de coopération régionale : « c’est décourageant […] pour les pays périphériques qui souffrent d’un marché (international) sans mécanismes de régulation ». Le président de la sécurité sociale costaricienne, Román Macaya, lui a fait écho en ces termes, désabusé : « Nous devons nous mettre bien dans la tête que nous sommes seuls ». Propos résignés, au plus chaud de la concurrence internationale sur le marché chinois des masques, respirateurs et autres articles sanitaires.

Ce déficit régional, comme signalé supra, est un fait d’évidence. Pour bien en comprendre l’impact, ce constat doit être lu en conjoncture. Depuis quelques années, années d’alternance à droite, aux sommets des États, les nouveaux dirigeants ont détricoté les solidarités inventées par leurs prédécesseurs progressistes. Voire remis en question des appartenances intergouvernementales plus anciennes au système des relations internationales. L’Union des nations sud-américaines (UNASUR/UNASUL), et donc aussi son conseil de santé, ont été vidés de toute réalité en 2019, par l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, l’Équateur, le Paraguay, le Pérou. Le Brésil, c’est-à-dire 40 % de la population et du PIB latino-américain, premier pays de la région victime de la covid-19, a quitté la Communauté des États latino-américains et de la Caraïbe, (CELAC), le 15 janvier 2020. Ce qui a fortement réduit l’effort de coordination sanitaire tenté par le Mexique, président « pro-tempore » de la CELAC, en 2020. Le Brésil est allé au-delà en critiquant l’OMS, et en menaçant de la quitter. Le 5 juin 2020, Jair Bolsonaro, le président brésilien s’en est expliqué de la façon suivante : « Nous n’avons pas besoin de gens de l’extérieur pour donner leur sentiment sur la santé ici ».

La justification de cette entreprise de démolition diplomatique repose sur un choix politique assumé, celui de mettre le marché au centre de toutes les dynamiques, qu’elles soient économiques, politiques ou sociales. Les piliers de ce changement supposent la réduction de toute régulation, d’ordre interne comme international, l’une et l’autre étant diabolisées comme « communistes » par les dirigeants les plus idéologisés. Au Brésil, Ernesto Araujo, ministre des Affaires étrangères a qualifié l’OMS, le 22 avril 2020, d’organisme de « solidarité communiste planétaire », vecteur de « comunavirus ». Commentaire repris le 5 juin suivant par le Chef de l’État, Jair Bolsonaro. L’OMS, a-t-il dit ce jour-là, « est une organisation politique partisane ».  Seules ont été promues les initiatives d’exclusion et d’isolement du Venezuela, sanctionnant ses gouvernants officiellement, mais aussi ses ressortissants. L’essentiel de la coopération régionale a été consacré à la mise en œuvre d’une diplomatie de combat, indifférente au sort des Vénézuéliens. Au risque d’approfondir la catastrophe humanitaire provoquée par la politique économique du gouvernement.    

S’il est vrai que l’extension de la pandémie relève de causes structurelles, – le mal développement, les inégalités, le périmètre régulateur et social modeste des États -, les gouvernants actuels ont élargi les fractures. Pris dans une logique idéologique de nature religieuse sanctifiant le marché comme régulateur exclusif de la crise sanitaire, ils ont privilégié l’isolement international et régional, réservant les efforts collectifs à la fabrication d’une diplomatie sectaire à l’égard du Venezuela. S’il est vrai que le régime de Caracas avait promu avec Hugo Chávez une politique extérieure excluante et de combat, le Brésil avait alors fait contre-poids. Il avait réussi, avec Lula, à préserver une coexistence fructifère entre les deux Amériques latines, celle de droite et celle de gauche. Cette diplomatie constructive avait permis de régler à l’amiable diverses tensions régionales, entre Colombie et Venezuela, par exemple.  Le dénominateur diplomatique commun d’aujourd’hui, relève de l’esprit de croisade. Destructeur de modèles coopératifs, loin de rapprocher les contraires, il enferme, et effectivement retarde l’adoption de mesures efficaces collectives, pour réduire les ravages causés par le coronavirus.    

 Jean-Jacques KOURLIANDSKY