Novos Baianos ou l’esprit de solidarité dans un Brésil meurtri par la Covid-19

Pendant que le Brésil vit une crise sanitaire sans précédent, devenant l’épicentre du monde,  il convient de revenir sur l’un des albums ayant le plus marqué l’histoire du pays: Acabou Chorare de Novos Baianos, dont le message de fond sur la fraternité et la solidarité devrait servir d’exemple au mandataire brésilien, Jair Bolsonaro, dont la gestion de l’épidémie de Covid-19 au sein de son territoire est plus que désastreuse. Un groupe qui cherche à redéfinir l’essence du Brésil : une réappropriation de la musique folklorique 

Photo : Veja

Novos Baianos est un groupe de MPB (Musica popular Brasileira) fondé dans la ville de Salvador de Bahia en 1969 et en activité jusqu’en 1979. Il est composé de sept membres, Luiz Galvão, Baby do Brasil, Paulinho Boca de Cantor, Pepeu Gomes, Jorginho Gomes, Dadi Carvalho et Moraes Moreira.  Leur musique, d’un style expérimental, s’inscrit dans la lignée musicale des années 1960, tiraillée entre tradition, folklore et modernité. En ce sens, le groupe mélange la MPB avec d’autres genres musicaux originaires de Bahia : comme “l’Afoxé” (rythme musical issu du carnaval bahianais), “l’Ijexà” (rythme musical du candomblé, croyance religieuse totémiste afro-brésilienne) mais également le “Chorinho” (musique folklorique de Rio de Janeiro).  Ce mélange des genres s’inscrit directement dans le mouvement de la Tropicalia, mouvement artistique brésilien, contre-révolutionnaire, qui se manifeste chez la jeunesse brésilienne par une soif de liberté, d’émancipation et de quête de ses racines (influencé par mai 68 et le mouvement hippie). 

La rencontre des membres du groupe eut lieu en 1969 au Théâtre Vila Velha, à Salvador de Bahia, lors d’une représentation organisée par Luiz Galvão, Paulinha Boca de Cantor, Moraes Moreira, Baby do Brasil et Pepeu Gomes. Leur union fut scellée en 1970 avec la réalisation du film Caveiro my friend d’Alvaro Guimarães, dans lequel trois des membres sont présents. 

Le groupe fut propulsé au-devant de la scène la même année, lors de leur participation au cinquième Festival de la Musique Populaire Brésilienne de São Paulo, au Théâtre Record Augusta. Leur nom Novos Baianos, fut trouvé au cours de cet événement alors que le groupe n’avait pas encore bien défini son nom de scène. Le coordinateur du Festival, Marcos Antonio Riso, cria « Chama, ai, esses novos baianos » ou en français « appelle, ici, ces nouveaux bahianais ». Dès lors, les « nouveaux bahianais » étaient nés. 

Formation, installation à Rio de Janeiro et consécration avec  Acabou Chorare  

Ce festival leur donna, pour la première fois, l’occasion d’être propulsés au devant de la scène musicale brésilienne. Ils entreprirent alors la confection de leur premier album nommé E Ferro na Boneca  en 1970. D’inspiration rock et se démarquant de leurs projets successifs, il n’aura pas énormément de succès. Après la sortie de cet album, le groupe décide de s’installer dans l’État de Rio de Janeiro afin de pouvoir réaliser leurs prochains albums en communauté. S’ils s’installent d’abord dans un appartement du quartier de Botafogo, ils se rendent rapidement compte que leur musique déplaît à la dictature militaire brésilienne. Avec leur style de vie mi hippie mi anarchiste, le groupe s’attire les foudres de la police, si bien que Paulinho Boca de Cantor et Moraes Moreira se font emprisonner simplement parce qu’ils portent les cheveux longs. C’est donc à partir de cet événement qu’ils décident de s’installer dans un endroit plus calme, la ville de Jacarepagua (État de Rio de Janeiro), dans une maison de location qu’ils surnomment affectueusement le « petit coin du grand-père » ou « O cantinho do Vovo ».

En pleine dictature, un petit havre de paix, de révolution et d’engagement se forme au sein de cette maison. Ses membres vivent une vie communautaire où tout est partagé. C’est cette ambiance bohème et solidaire qui leur permet de créer l’ambiance de leur second album, Acabou Chorare,  en 1972. Celui-ci est influencé par de nombreux genres musicaux tels que la Bossa Nova, le Baiao, le rock psychédélique et de nombreuses références à leur province natale sont présentes. Par exemple, leur morceau Swing Do Campo Grande, fait directement référence au quartier de Bahia nommé Campo Grande. La chanson Besta é tu est, quant à elle, marquée par des rythmes typiques de Bahia tels que “l’Ijexà”.  

Une influence incontournable dans leur œuvre est la présence, comme mentor spirituel et musical, de João Gilberto qui venait régulièrement les voir à Jacarepagua pour les orienter dans leurs choix artistiques. D’ailleurs, le nom de l’album fut inspiré par João Gilberto. Lors d’une visite de celui-ci avec sa fille, encore bébé, Bebel Gilberto, celle-ci se mit à pleurer. Dès lors, son père vint pour la cajoler mais elle répondit « c’est fini de pleurer », ce qui se traduit par « Acabou Chorare » en portugais. Au-delà de l’anecdote, le choix de ce titre possède une autre explication. Pour le comprendre, il faut se replonger dans l’ambiance musicale des années 1970. En effet, la Bossa Nova avait alors constitué une révolution musicale dans ses discours, puisqu’elle véhiculait l’idée d’un Brésil paradisiaque et utopique, niant les réalités sociales quotidiennes et les inégalités ethniques, au profit de l’exaltation d’un métissage à tout épreuve. Avec les années de la dictature, le mouvement tropicaliste rejette en partie ces discours puisqu’il est marqué par une volonté d’acceptation de la difficile réalité des Brésiliens dont il est bon de parler. Selon les termes de Paulo Da Costa e Silva, professeur d’Histoire et de Théorie de l’Art à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, le tropicalisme symbolise un certain « pessimisme joyeux » . 

Les Novos Baianos, vont eux essayer d’enclencher une transition, au sein même du tropicalisme, où, conscients des inégalités et de la situation du Brésil, ils vont chercher coûte que coûte à valoriser leur pays, et à promouvoir des valeurs comme la solidarité, tout en prenant en compte ces réalités, d’où le choix d’ Acabou Chorare. Cette idée de solidarité se retrouve également dans la façon dont leur album a été conçu. En effet, eux-mêmes appliquent ses principes en partageant tout : la nourriture, les tâches ménagères et leurs revenus sont placés dans un sac mis à disposition de chacun selon ses besoins. Lors de la réalisation de l’album, chaque membre évoque son opinion sur les morceaux qui sont en cours de réalisation. Il en va de même pour la production et le mastering, tout était composé par le groupe, dans la cour de leur maison, aux yeux de tous. Leur pochette, elle aussi, est représentative de cette vie communautaire. 

Il s’agit d’une table en bois réalisée par Pepeu Gomes. Les assiettes, verres, couverts et différents éléments présents sur la table sont une métaphore symbolisant la diversité des influences musicales et l’esprit communautaire du groupe. L’originalité de cette pochette leur valut le prix de la meilleure production graphique en 1972. Cet album, éminemment reconnu par la critique, sera consacré parmi les cent meilleurs albums de la musique brésilienne et pendant trente semaines consécutives, il fut premier dans les tops albums les plus écoutés de l’année 1971. 

Déplacement à São Paulo : signature à Continental et début du déclin 

A la suite de cet album, c’est aussi dans le contexte de leur maison communautaire que le groupe va réaliser Novos Baianos F.C (en référence à leur groupe, semblable à une équipe de football) en 1973 avec la maison de disque Continental, basée à São Paulo. Après ce nouveau contrat, ils décident de se déplacer dans une propriété agricole de l’État de São Paulo. Puis, c’est également avec Continental qu’ils réaliseront leur quatrième album, à São Paulo, nommé Alunte, qui sera celui qui réalisera le moins de ventes. A partir de ce moment là le groupe est sur sa période de déclin même si entre 1974 et 1979, ils vont réaliser quatre albums : Vamos Pro Mundo, Caia na Estrada e Perigas Ver, Praga de Baiano et Farol da Barra.

À partir de 1973, avec la sortie de Novos Baianos FC, le groupe perd en popularité. L’un des principaux membres, Moraes Moreira, quitte le groupe, suivi par Pepeu Gomes, Baby do Brasil, et Paulinho Boca de Cantor, qui tous choisissent de poursuivre leurs carrières en solo. En 1979, le groupe finit par se dissoudre. Par la suite, il va se retrouver à plusieurs reprises  : entre 1997 et 1999 puis à partir de 2015, pour réaliser une série de shows. En 1997, les membres se regroupent tous et lancent le disque Infinito Circular. En 2009, au carnaval de Salvador de Bahia, ils se réunirent, lors du bloco de Salvador. Puis en 2015, ils annoncent se retrouver pour réaliser une série de concerts, cette même année, en 2016, en 2018 et 2019. Par la suite, c’est le décès à l’âge de 72 ans de Moraes Moreira le 13 avril 2020, qui foudroya le groupe. 

Lucas GOMES