Isabelle Rabineau, commissaire générale de la Fête du livre de Saint-Étienne, s’interroge sur « le saut du cabri » que représente la distanciation

Tous les jours, Livres Hebdo publie un nouvel épisode de son feuilleton « Le jour d’après », rédigé à tour de rôle par différents professionnels du livre qui s’intéressent à l’évolution du monde culturel et aux mesures mises en place pour le protéger dans le contexte actuel. Pour le dix-huitième épisode du feuilleton, c’est Isabelle Rabineau, commissaire générale de la Fête du livre de Saint-Étienne, qui a pris la parole. 

Photo : Le Petit Bulletin

Hier encore, nous étions tous également consommateurs dans un monde où l’offre et la demande créent l’essentiel des équilibres. Hier encore, la culture était en passe de devenir juste un service de plus, répondant aux formes exacerbées de la spectacularisation. Au milieu de tous ces emboîtements d’époque, la littérature parvenait à conserver ses propres indices : on lit seul, pour soi, à son rythme, on écrit avec des outils d’une simplicité extrême, on édite dans des quantités restreintes des ouvrages que l’on considère, exemplaire par exemplaire. Dans les librairies, le goût du détail règne, le coup de cœur griffonné est décrypté par les lecteurs en goguette, chaque livre révélé en facing est un cas à part. Ce sont là des univers humbles qui maintiennent une forme d’inertie dans des mondes de flux intenses où le divertissement remplace souvent la culture, fond de décor plus que contenu en soi.
 
La distanciation représente ce saut de cabri qu’il ne nous est plus possible de franchir pour créer du rassemblement, de la proximité, du face-à-face ou du côte à côte. Etrangement, pour les littéraires, plus encore que pour les autres formes d’art où le collectif est structurellement requis (ciné, théâtre, exposition, concert), cette distance est naturelle, incluant le regard et favorisant la contemplation. Elle incarne cette qualité d’éloignement relatif par rapport à un objet qu’ils visent, un motif qu’ils observent, une situation qu’ils décrivent, plus exactement un monde qu’ils lisent sous la peau d’un livre. Le geste intime du lecteur vient de sortir de ses gonds, pour se placer au cœur de nos dispositifs. Qu’allons-nous en déduire ? Qu’allons-nous en faire ? 

Chacun a déjà intégré la distanciation

Au commissaire général d’un événement, surtout s’il est festif et riche d’une implantation en cœur de ville, en accès libre, surtout s’il s’agit d’un événement quasi ritualisé, avec chapiteaux et publics populaires autant qu’érudits, la question du saut du cabri désormais non négociable entre auteur et lecteur, entre auteur et auteur, entre lecteur et lecteur, se pose en défi. Tous nous savons que les salons où se succèdent les auteurs alignés en rangs d’oignons sur d’immenses tablées représentent un modèle en voie d’achèvement. A Saint-Étienne, nous avons initié des dédicaces à valeurs ajoutées depuis plusieurs années, en créant une table à dédicaces « Redesign-moi un salon », en proposant également avec le festival “Les Mots en scène”, au cœur de la Fête du Livre, des « mises en espaces » d’ouvrages révélés par des comédiens de théâtre, des danseurs, les chœurs de l’Opéra, des designers. Ces transferts interprétatifs, toujours initiés à partir du texte roi, organisent déjà, à leur manière, ce léger écho, cette lecture intime – exceptionnellement donnée en public –, que proposent des artistes premiers lecteurs. Chacun a déjà intégré la distanciation qui nous regarde aujourd’hui. Grâce au saut du cabri, c’est avec délices que les spectateurs présents, dont l’auteur, plongent dans l’univers imaginaire d’une lecture, confrontée à cet autre monde qu’est toujours un livre. 
 
Nos révolutions sont à la fois rapides et lentes. Nous avons tous pensé le délire d’une planète en situation de tourisme permanent avant que l’épidémie ne se propage, et tous prémédité nos futurs économiques, politiques, en observant le local reprendre corps, par cycles et fièvres, à l’encontre du national et du global. Question effets spéciaux, nous sommes à la page : on nous assure que, dans les stades, les répliques par hologrammes de supporters et les échos pré-enregistrés de leurs chants pourront être diffusés par applications activées, autant que leurs bannières seront encore plus majestueuses, projetées sur grands écrans. Ils se feront livrer des kits « comme au stade » et visiteront virtuellement les travées. Ce modèle est étudié depuis longtemps, les droits télés dépassent de loin les recettes du ticketing. Sommes-nous à ce point surpris que la vie, se déroule soudain sans nous, retranchés derrière nos écrans ?

Des mondes d’incertitudes

Du temps de Battre la campagne, ou de Fendre les flots, alors que Raymond Queneau rédigeait sa sublime Petite cosmogonie portative, on trouvait ça et là rue de Rivoli ces petites boules de verroterie sous vide, intitulées Air de Paris. Cette abstraction à trois sous fondait un instant de pure mélancolie et de grâce aussi : qu’était-ce que cet air là, que nous n’avions pas respiré et qui tenait sa beauté du passé qu’il exhalait ?

Notre Rosebud gît entre nos mains, nous pressentons tous qu’un point d’origine de ce que nous sommes, se clive doucement mais sûrement, au sein de nos représentations, mœurs et incarnations, touchant quelque chose de notre humaine condition, nous renvoyant aux temps lointains où l’autre était de prime abord un potentiel danger. Parce qu’elle connaît le sens du risque, parce qu’elle a visité les mondes d’incertitudes, parce qu’elle est allée au plus près de ce rosebud  en nous, la littérature –  et les siècles qu’elle emporte avec elle –, sait le chemin pour défricher ces mondes connus et pourtant si différents, qu’un saut de cabri nous empêche de toucher, mais que la lecture, au sens fort, nous permet de concevoir.

D’après Livres Hebdo