Un grand classique des lettres mexicaines : José Emilio Pacheco idéal pour nos temps de confinement

En ces temps de confinement, les maisons d’édition sont soit fermées, soit travaillent au ralenti et toutes les sorties prévues pour le printemps sont repoussées, un peu avant l’été dans le meilleur des cas. En attendant la reprise, qui finira bien par arriver, profitons de ce temps laissé libre, quoique confiné, pour découvrir ou relire quelques fondamentaux de la littérature latino-américaine. Commençons aujourd’hui par Tu mourras ailleurs de José Emilio Pacheco. 

Photo : Maria Teresa Andrueto, Éditions Tel

José Emilio Pacheco est né à Mexico le 30 juin 1939 et mort dans la même ville le 26 janvier 2014. Il était écrivain, poète, essayiste et traducteur mais aussi scénariste de cinéma. Spécialiste de la littérature mexicaine du XIXᵉ siècle et de Jorge Luis Borges, il a enseigné dans de nombreuses universités et a dirigé la bibliothèque universitaire de l’université autonome du Mexique (UNAM).

Son œuvre. Mexico, après la Seconde Guerre mondiale, un homme en observe un autre depuis sa fenêtre. Ils ne se connaissent pas, n’ont pas de nom, pas de réalité et toute l’action du livre se trouve dans le regard de l’un sur l’autre et dans les multiples questions qu’il se pose. Le premier, désigné comme M, semble inquiet de la présence du second (Quelqu’un), tous les jours sur le même banc, en train de lire le même journal, les petites annonces. Est-il venu pour lui ? Pour l’observer lui aussi, le menacer, le découvrir ? Ce jeu de regards répétés au quotidien est, dans la première partie, régulièrement interrompu par le récit de la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains, puis par celle du ghetto de Varsovie.

Dans une deuxième partie, on découvrira qui a été ce M et ses rapports avec le nazisme. Ce pourrait être un roman psychologique (peur, remords, arrogance, rapports humains), ce pourrait être un roman historique (triplement historique, entre Jérusalem, Varsovie et les camps d’extermination). Ça l’est, mais avant tout c’est un roman sur le roman. Au-delà des questions posées sur l’Histoire et les personnages, José Emilio Pacheco crée tout au long de ses pages tout un questionnement sur ce que signifie écrire un roman. Ainsi, le narrateur tout puissant ne cesse de se poser à lui-même des questions sur sa façon de procéder : qui suis-je, qui me raconte cette histoire, à qui est-ce que je la raconte ? Il reconnaît à plusieurs reprises qu’il conduit son lecteur sur de fausses pistes, qu’il dément un peu plus loin, cela fait partie du « travail » du romancier même si, sur le sujet, cela prend une tout autre tonalité, une tout autre responsabilité. Dans le fond c’est bien de responsabilité qu’il s’agit, celle des nazis, celle de ceux qui furent des chasseurs de nazis dans les années qui ont suivi la guerre, et puis celle de celui qui raconte les horreurs passées, ce qui entraîne celle des lecteurs.

Il y a une chose que je crains, arrivé à ce point de mon commentaire, c’est de donner l’impression qu’on a affaire à un roman très intellectuel, voire illisible, mais c’est tout le contraire qui se passe pour un lecteur de ceux que j’appelle courant (pour ne pas dire normal ou banal), vous ou moi, qui tout simplement aimons lire. Tu mourras ailleurs se présente comme un roman à suspense, sans action c’est vrai au premier degré, mais rempli de ces questions qui font la littérature de suspense. On passe les deux heures de cette lecture immergé sous des questions à résoudre. Et elles se résoudront tellement bien que José Emilio Pacheco nous offre, cadeau sublime, six dénouements alternatifs, nous donnant le luxe de pouvoir décider nous-mêmes. J’insiste, malgré l’incroyable richesse de ce roman, la lecture n’est à aucun moment gênée par de quelconques complications, tout est simple et l’émotion n’est jamais au second plan.

Publié en 1967, Tu mourras ailleurs (Morirás lejos) a dès sa parution été considéré comme un livre marquant. Il l’est resté, n’a rien perdu de ses audaces ou, bien sûr, de la profondeur de ses idées sur le cours de l’histoire en lien avec la nature humaine (comment a-t-on pu en arriver à de telles abominations au cœur de ce qu’on considérait comme la région la plus cultivée du monde ?). On trouve des traces de son influence dans des dizaines de romans publiés ultérieurement, la plus récente étant le nouveau livre de Guillermo Fadanelli (à paraître au Mexique dès que la pandémie le permettra), El hombre mal vestido, avec une présence parfois étonnante d’un narrateur lui-même peut-être personnage… Autrement dit Tu mourras ailleurs est un livre absolument indispensable pour toute personne ayant l’envie et le besoin de réfléchir.

Christian ROINAT

Tu mourras ailleurs de José Emilio Pacheco, traduit de l’espagnol (Mexique) par Gérard de Cortanze, éd. La Différence, 168 p., 8,10 €. José Emilio Pacheco en espagnol : Morirás lejos, ed. Montesinos, Barcelona.

José Emilio Pacheco est un écrivain, poète, essayiste et traducteur mexicain ainsi qu’un scénariste de cinéma. Spécialiste de la littérature mexicaine du XIXᵉ siècle et de Jorge Luis Borges, il a enseigné dans de nombreuses universités et a dirigé la Bibliothèque Universitaire de l’Université nationale autonome du Mexique UNAM.