Entretien avec Julia Martínez Heimann, coréalisatrice de «  Somos Muchas Más »

La coréalisatrice argentine Julia Martínez Heimann de Somos Muchas Más nous parle de son documentaire qui propose l’histoire de quatre femmes footballeuses et féministes. Les équipes du film organisent une cagnotte en ligne ouverte jusqu’au 15 avril afin de financer la fin du tournage, le montage et les étapes de postproduction. Notre publication a décidé de soutenir cette initiative et nous demandons à tous de manifester leur soutien. 

Photo : « Somos Muchas Más »

Le synopsis : Au pays de Diego Maradona, où le football est une tradition populaire aussi ancrée que les inégalités de genre, quatre destins de femmes, quatre histoires personnelles de dépassement, de lutte et de construction collective se croisent. Dans la Villa 31, gigantesque bidonville du centre de Buenos Aires, Juliana et Luci de l’association La Nuestra fútbol feminista, se battent pour défendre un terrain menacé par l’urbanisation. Aldana et Lorena, de l’équipe nationale, vont participer à la Coupe du monde en France. Comment ces parcours individuels se lient-ils aux ambitions collectives de tout un mouvement qui submerge l’Argentine depuis 2015, celui des femmes, lesbiennes, travesties et transsexuelles ?

Comment avez-vous eu l’idée de tourner ce documentaire sur l’univers du football féminin ?

Somos Muchas Más est une coproduction argentine et française réalisée par Natalia Laclau et moi-même. Nous travaillons depuis 2015 avec l’association à but non lucratif La Nuestra en Argentine et nous avions réalisé une série de courts-métrages sur le sujet. Quand nous avons découvert La Nuestra, ça a été un vrai coup de foudre et c’est pourquoi nous avons développé de nombreux projets avec eux. À l’époque, le football féminin était dans une situation critique. De fait, il ne s’est professionnalisé que l’année dernière. À ce stade on pourrait même parler de semi-professionnalisation car elles ne peuvent pas vivre uniquement du salaire perçu. Notre objectif était de penser les liens entre les espaces du football féminin et féministe, de voir comment on pouvait les relier à la lutte pour l’amélioration de la vie des jeunes enfants et des jeunes femmes ou encore à la lutte pour l’égalité homme-femme. L’année dernière, l’équipe nationale a fait son grand retour après douze ans sans fouler la pelouse d’une Coupe du monde et cela coïncidait avec la volonté des footballeuses de se professionnaliser.

Comment avez-vous choisi les femmes que vous suivez dans le film ?  

Nous avions un panel de choix très grand au sein des équipes : femmes entraîneures, joueuses… autant de personnes fantastiques. Les femmes que nous suivons présentent des profils différents. Lucie, la plus jeune vient de terminer l’école secondaire. C’était un moment clé pour elle car elle allait entrer à l’université et devait prendre des décisions pour son futur. En ce qui concerne Juliana, une des entraîneures de La Nuestra, c’est une Colombienne qui est partie en Argentine pour jouer au football et étudier l’anthropologie. Elle a fini par décider de ne plus jouer et a commencé à entraîner une équipe. C’est d’ailleurs une des premières entraîneures femmes en Argentine – et une des seules. Lorena est footballeuse et mère. Elle est très travailleuse et jeune : elle joue au futsal (qui est d’accès relativement plus facile pour les femmes) et fait partie du Boca Junior ainsi que de l’équipe nationale. Chaque matin, elle travaille au marché central de Buenos Aires et chaque après-midi elle joue au football. 

Dans quelle mesure ces femmes footballeuses sentent-elles une responsabilité sur leurs épaules ? On les entend parler d’un processus de « visibilisation » dans la bande-annonce et on voit également les supporters brandir des foulards verts pendant les matchs [les foulards verts sont l’emblème de la lutte pour l’avortement légal, libre et gratuit en Argentine, ndlr].

La Nuestra est une organisation territoriale et militante revendiquée. Cela fait près de treize ans qu’ils font un travail important en Argentine. Ils sont directement intégrés à de nombreux réseaux féministes avec des demandes similaires. Il y a lors des matchs des espaces de supporters féministes qui luttent pour l’amélioration de la condition de toutes les femmes. 

Le cas de l’équipe nationale est différent et il faut s’intéresser plus en détail à chaque femme de l’équipe. Quand nous sommes entrés en contact avec les femmes de l’équipe nationale, les footballeuses réclamaient une amélioration de leurs conditions de travail. Elles ont d’ailleurs pris une photographie qui est très connue en Argentine où elles tendent l’oreille, en attendant d’être entendues. Malgré la formation de l’équipe nationale et l’évolution positive du football féminin, force est de constater que ça reste une simple semi-professionnalisation malgré tout. Les contrats sont peu nombreux, les salaires bas et les inégalités se font sentir jusque dans les équipes de Ligue 1. 

La bande- annonce finit par une phrase tirée du Cancionero de las Pibas qui a attiré notre attention : « On porte les crampons de la révolution » (Llevamos los botines revolución). Pensez-vous que la réappropriation du football par les femmes footballeuses et leurs supporters féministes pourrait être ce pas en avant, cette révolution aussi espérée que nécessaire ?  

La grande question collective que nous nous posons est celle du futur du football féminin : va-t-il emprunter le même chemin que le football masculin ? Devenir aussi mercantile ? Pour le moment, ce n’est pas le cas et seul l’avenir nous le dira. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une proposition différente, mais rien de définitif. Le documentaire sert justement à cela : nous voulons défendre un espace dans lequel les choses se font autrement. Pour le moment, c’est ce qu’il se passe : le football féminin est un autre chemin. Nous réfléchissons dans ce documentaire à ce que nous faisons, à l’évolution des mouvements féministes en parallèle du football féminin. C’est un mélange d’espoir et de lutte. Le football est certainement le sport le plus populaire au monde et il implique de nombreux intérêts économiques qui dépassent le simple sport, ce qui pourrait compliquer les choses. 

La Coupe du monde de l’année dernière a été rebaptisée « le Mondial des revendications ». Les Norvégiennes n’ont pas joué à cause des différences de salaire dans leur pays, la capitaine de l’équipe des États-Unis a fait un discours très féministe, les Chiliennes ont créé le premier syndicat de femmes footballeuses… C’était incroyable de voir que chaque pays se présentait avec une problématique différente mais que tout convergeait vers une lutte commune. La revendication la plus répandue a été le droit de jouer au football pour les petites et jeunes filles, partout dans le monde. C’est quelque chose qui, bien que ça ait l’air moindre par rapport à d’autres thématiques, est très important. Avant, les générations précédentes niaient l’espace de jeu féminin. Il s’agit désormais d’ouvrir ces espaces ludiques et éducatifs. Cela prend tout son sens quand on l’associe aux différentes demandes féministes. D’ailleurs nous avons constaté qu’il y avait de plus en plus de supporters et footballeuses dans les manifestations.

Vous venez d’arriver en France et vous avez participé à la manifestation du 8 mars à Montpellier. Avez-vous eu l’occasion d’évoquer votre documentaire avec les femmes et les hommes qui défilaient ? 

Nous avons en effet manifesté à Montpellier cette année et nous y avons d’ailleurs tourné quelques images que nous avons diffusées sur nos réseaux sociaux. Nous n’avons pas réellement cherché à parler de notre documentaire, mais plutôt à échanger sur le féminisme. C’était intéressant de voir quelles sont les voix les plus écoutées et les plus mises à l’écart, tant en Argentine qu’en France ; quels sont les mouvements féministes qui se développent et qui grandissent, qui permettent de faire avancer les choses. 

Pensez-vous que, pour paraphraser les chants de manifestation « le futur sera féministe ou ne sera pas » ? Il y a peu, le président Alberto Fernández a annoncé une avancée dans le processus de légalisation de l’avortement gratuit et légal. L’espoir renaît-il en Argentine ? 

Je veux croire que oui, le futur sera féministe, c’est ce pour quoi nous luttons. Nous avons choisi de raconter l’histoire de ces femmes depuis une perspective féministe. Ce sont des femmes qui luttent activement. Le fait que le projet de loi pour l’IVG soit à nouveau présenté et reçoive l’appui du pouvoir exécutif nous réjouit, mais nous savons pertinemment qu’une forte opposition continue d’exister. Nous espérons que cette année sera la bonne et que sea ley [que ce soit loi slogan scandé dans les manifestations féministes argentines pour réclamer la légalisation de l’avortement, ndlr.]. 

Pourriez-vous nous expliquer pourquoi avoir lancé cette campagne de financement participatif en ligne pour finir le documentaire ? 

Notre film a été impulsé par un sentiment d’urgence. La conjoncture était exceptionnelle, il fallait d’abord tourner puis chercher l’argent : la Coupe du monde, la sélection nationale en voyage à Paris, l’essor de la lutte féministe en Argentine… L’argent du financement participatif nous aidera à finaliser le documentaire, notamment la postproduction. Nous avons besoin de 8 000 euros et pour l’instant nous avons récolté 20% de l’objectif. 

Nina MORELLI

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