« La déflagration chilienne » une analyse du sociologue Abraham Franssen de retour de Santiago

De retour d’un nouveau séjour au Chili, 25 ans après y avoir vécu les débuts de la transition vers la démocratie, Abraham Franssen, sociologue, professeur à l’université Saint-Louis à Bruxelles, a publié le 13 février sur le site du Centre tricontinental (CETRI) ce beau texte, à la fois reportage et analyse de l’insurrection sociale de ces derniers mois. Focus sur les ressorts, le profil, les aspirations et les limites des dynamiques contestataires en cours, face à une élite prête à lâcher du lest… pour garder ses privilèges. C’était avant que la crise du coronavirus ne rattrape le Chili, aiguisant les incertitudes.

Edition complète en ligne : CETRI

Photo : d’Abraham Franssen avec Marta Ugarte.

El estallido, la déflagration, l’explosion, le réveil de la société chilienne depuis le 18 octobre 2019, la révolte multiforme, l’insurrection venue suscite autant d’espoirs chez les uns que de craintes chez les autres, et parfois à la fois espoirs et craintes, alegría y susto, convictions et perplexités. La mobilisation restaure la fierté des vaincus de 1973 et l’enthousiasme des déçus d’une transition démocratique qui depuis 30 ans n’a guère modifié les fondamentaux néolibéraux d’une société réticulée par le marché, ayant privatisé et marchandisé les biens communs que sont l’éducation, la santé, les pensions, les ressources naturelles. Les premiers y voient la réalisation de la prophétie de Salvador Allende : « se abrirán las grandes alamedas »[1], tandis que les seconds ont l’espérance que le laboratoire chilien, de berceau du néolibéralisme, en devienne le tombeau.

Malgré la période estivale ; malgré ou à cause de l’ampleur et de la violence de la répression donnant lieu à de nombreux abus et atteintes aux Droits humains et qui a déjà entrainé, fin janvier, plus de 20 000 détentions, causé plus de 3 600 blessés, dont 400 oculaires, provoqué directement ou indirectement la mort d’une trentaine de personnes ; malgré ou à cause des concessions tardives promises par le président Sebastián Piñera – bonus salarial, hausse du salaire minimum, amélioration du montant de certaines pensions –; malgré les pillages répétés de supermarchés, servis en boucles par les chaines de télévision aux mains des oligarques, la mobilisation se poursuit. Chaque soir, la plaza Italia, rebaptisée plaza Dignidad, est le théâtre d’affrontements violemment ritualisés, rituellement violents et qui feront encore d’autres victimes, entre jovenes encapuchados de la primera línea y carabineros, pacos[2] robocopisés, retranchés dans leurs « guanacos » – arroseuses à l’eau acide, et leurs «zorrillos[3] » lanceurs de gaz lacrymogène. Des lycéens organisent le sabotage de la PSU (Prueba de Selección Universitaria), l’épreuve dont le classement détermine l’accès au marché universitaire. Des cabildos, assemblées citoyennes, sont organisées dans les communes. Les performances féministes de Lastesis se succèdent, du siège de la CEPAL[4] aux places des poblaciones (quartiers populaires). Et chaque vendredi soir, une foule joyeuse et nerveuse envahit l’avenue centrale de Santiago, la alameda dont les murs témoignent tant de la violence des affrontements que de l’effervescence créative, dessinant une iconographie à la fois expressive et revendicative : « No más abusos », chapelles profanes en hommage aux victimes, fresques historicisant l’insurrection, partout le drapeau mapuche, tandis que celui du Chili se couvre de deuil et d’un œil éborgné. Un chien de rue, el negro matapacos – le noir tuer de flics – est devenu la mascotte symbolique, tantôt ironique, tantôt enragée, d’un mouvement qui se joue des pouvoirs établis. Ici et là apparaissent des appels à l’exécution de Piñera, systématiquement associé à Pinochet : « Piñera, asesino igual que Pinochet…. », « el pueblo pide sangre ». La violence est à la fois dénoncée et légitimée, elle effraie et elle exalte.

La société chilienne s’est réveillée d’un trop long endormissement, soudainement, à la faveur incidente d’une hausse du prix du ticket de métro. « No son 30 pesos, son 30 años » (« Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans »). S’il fallait associer ce mouvement inédit à des références plus proches, on pourrait y voir une combinaison de mai 68 pour la mise en question de tous les pouvoirs institués – classiste, raciste, machiste, étatique, capitaliste, colonialiste, consumériste, policier, cathodique, catholique, validiste, adultocentriste, spéciste… –, d’émeutes de banlieue pour la rage sociale qui s’y exprime, et de révolte des gilets jaunes pour le rejet de toute intermédiation – encore que les gilets jaunes, los chalecos amarillos sont ici une référence discutable puisqu’il s’agit du signe d’identification des voisins surveillant leur quartier contre les risques de pillage.

Cela n’empêche pas la ville de fonctionner, les centres commerciaux d’être bondés, l’impressionnant réseau de métro de Santiago, réparé après l’incendie douteux de 8 stations au deuxième jour de l’insurrection, de circuler.  Plus de 4 mois après le début de l’estallido, il s’agit surtout d‘entretenir la flamme, régulièrement ravivée par les violences policières, de ne pas laisser accroire à un retour à la normalité… en attendant le regain annoncé pour le mois de mars.

Quelle normalité ?

La normalité est celle d’une société marchandisée, consumérisée, individualisée, amnésique et dépolitisée, où la semaine de travail est de 45 heures, où beaucoup font « double journée » pour payer les traites d’une vie à crédit, l’accès précaire à la vie rêvée de la classe moyenne, les études pour les enfants, les voyages à l’étranger. Une société de compétition et de consommation généralisées qui a affecté les subjectivités, en souffrance ou instrumentalisées, consumées et consumérisées, dans une tension permanente pour assurer la survie ou pour rester dans la course, réduisant la légendaire convivialité, au mieux, à l’espace familial et transformant la promenade dominicale en déambulation dans les méga-centres commerciaux.

Dans le calme et la fraîcheur de leur maison de Vitacura, classe intellectuelle aisée, aux revenus les plaçant dans le décile supérieur – mais encore très loin de l’oligarchie (« les 7 familles » qui concentrent les pouvoirs financiers, politiques et médiatiques et dont le multimilliardaire Sébastien Piñera, est l’incarnation), Sergio et Fabiola racontent les stratégies développées pour assurer l’inscription de leurs 3 enfants dans un collège privé particulier – à plus de 500 euros le minerval mensuel par élève –, les procédures de sélection des candidats observés par les enseignants pendant quelques heures pour n’en retenir que les meilleurs, et l’importance des pitutos – recommandations qui permettent l’accès direct et garantissent l’entre soi. Leur fils devant subir une intervention chirurgicale bénigne à la Clínica Alemana, un hôpital privé, Clara, la gestionnaire de dossiers de leur assurance médicale privée, leur passe un coup de fil la veille pour prendre des nouvelles et s’assurer que tout est en ordre pour la prise en charge des frais.

A l’autre extrême de l’échelle sociale et de la distribution spatiale de la mégapole de 7 millions d’habitants qu’est devenue Santiago, dans un campement de pobladores qui ont fait une toma de terreno, occupant illégalement depuis 8 mois un terrain pour y construire leurs cabanes de bois, Vicente et Cynthia, tous deux enfants de la población (quartier populaire périphérique), lui ingénieur anarchiste, elle tatoueuse intermittente, se battent pied à pied pour faire vivre cette communauté de 160 familles, des sans-logis et des migrant.e.s haïtien.ne.s[5], des ouvriers du bâtiment, des commerçant.e.s informels, des repris de justice et des évangélistes (parfois les mêmes). La doyenne est Ana, Mapuche de 75 ans, et 100 000 pesos de pension – 115 euros – qui réussit à faire pousser un potager sur ce sol sec et poudreux, sous le soleil qui frappe fort et pas un arbre pour faire de l’ombre. Conscients que cette communauté improbable et utopique peut à tout moment basculer en son contraire, dans un scénario à la walking deads, il s’agit en permanence de se prémunir et de gérer les tensions internes, la violence familiale, de se protéger, manu militari, contre l’entrée des narcos et le trafic de drogues, et pour assurer des points d’eau, récupérer des matériaux de construction, pour entreprendre les démarches juridiques contre les demandes d’expulsion introduites par le propriétaire. Il s’agit surtout de se protéger contre les instrumentalisations et les divisions induites par les partis et organisations sociales qui prétendent s’approprier le leadership. En fin de compte, les meilleurs alliés de ce couple anarchiste sont les évangélistes, en un saisissant condensé de la délégitimation de l’espace des partis politiques.

Entre les deux, entre Cerro Navia et Vitacura en passant la ligne de démarcation socio- spatiale que représente la plaza Italia, el punto cero, l’épicentre de la mobilisation, il y a tous les gradients de la stratification sociale, cadres exécutifs des entreprises multinationales, enseignants des collègues privés ou publics, employés des banques et du commerce des super-jumbos, chauffeurs de bus, ouvriers de la construction, personnel de maison – encore que depuis la hausse du salaire minimum, la tradition de la « nana » installée à vie et à demeure chez les classes supérieures tend à s’estomper. En 30 ans de compétition effrénée, de croissance continue, de stabilité politique et de crédits à la consommation, le Chili semblait avoir accédé au paradis des classes moyennes travailleuses et libérales, au premier monde. Au point que les téléséries, autrefois miroir aux alouettes d’un Miami way of life, peuvent se faire nostalgiques des modes de vie ruraux et populaires, pittoresques et folklorisés. Le tourisme intérieur et extérieur s’est massifié. Le vélo, autrefois délaissé à ceux qui n’avaient même pas 100 pesos pour se payer un trajet de bus, envahit les centres villes, pour le délassement ou pour les livraisons d’Uber Eats. D’émigration, le Chili est devenu une terre d’immigration, les restaurants péruviens améliorent l’ordinaire, les Colombiennes aux courbes affolantes également, les Vénézuéliens en exil sont instrumentalisés en symboles de l’échec du chavisme, les Haitien.ne.s[6] reprennent les emplois de vendeurs ambulants et de journaliers dans l’agriculture.

Si en apparence, en trente ans, la micro-géographie des rues et des passages de la población ne s’est guère modifiée, elle n’est plus le territoire d’un monde communautaire et populaire. Replis privés et stratégie de sortie par l’accès des enfants à l’enseignement supérieur, ou par l’acquisition, moyennant une très lente procédure d’octroi d’un subsidio habitacional, à un logement dans un des lotissements d’immeubles ou dans les séries de maisons nettes qui étirent la ville. La normalité est celle de la « falsa normalidad » (fausse normalité) entretenue par des médias silencieux sur le pays réel et criards sur l’accessoire. Celle d’une « démocratie de carton » où le théâtre politique se donne en représentation plutôt que de représenter.

Comme l’écrit Pablo Villegas, artiste plasticien à Valparaíso, « Nuestra época se artícula en torno a une vertebra dura, la del omnipresente norte del bienestar. Insertos en el paradigmo del beneficio como felicidad, les individuos nos hemos transformado en capital humano y carbón del sistema. (…). En este neo-totalitarismo se ignoran las necesidades individuales de las personas fragilizándolas y desechando al diferente como un par improductivo.(…). Las dinámicas de nuestras autoridades son el claro reflejo de un estado con impunidad comunicativa, que difunde su discurso de ficcionnes y delirios, priorizando la frivolidad de turno, como negación de los reales acontecimientos de nuestro país. (…)[7] »

Álvaro, enseignant universitaire raconte ainsi sa journée du 18 octobre, une journée comme les autres, prise dans la course aliénée pour « cumplir », pour remplir ses obligations et engagements familiaux et professionnels, contrariée par l’annonce d’une interruption du trafic du métro. Arrivant essoufflé devant ses étudiants, leur annonçant la suite du programme du quadrimestre, il s’entend rétorquer : « Pero profe, no ve lo que esta pasando ? Mais prof, vous ne voyez pas ce qui est en train de se passer ? ».

La violence de ces « désubjectivations » ordinaires explique en bonne partie l’extra- ordinaire du processus de récupération des subjectivités et des relations humaines, la demande de faire société, qui caractérise le moment anomique et instituant que vit le Chili. « Nos cansamos, nos unimos[8] » affirme une banderole invitant à une assemblée citoyenne. « Chile despertó[9] » chantent joyeusement, euphoriquement, les supporters des barras bravas, les clubs de supporters, désormais unis dans leurs énonciations et leurs dénonciations, au point de déclarer une grève du championnat de football : « Calles con sangre, canchas sin fútbol !»[10]

Une crise de légitimité

Après avoir déclaré la guerre à un « ennemi puissant et organisé qui ne remoisspecte rien, ni personne», après avoir instauré le couvre-feu faisant ressortir l’armée dans les rues pour la première fois depuis la fin de la dictature de Pinochet, le président Piñera a fait mine de se réjouir des mobilisations massives du début du mois de novembre qui exigeaient pourtant son renoncement, procédé à une réforme gouvernementale et annoncé un agenda social et de rétablissement de l’ordre public. Peu importe ce qu’il dise désormais : sa parole est démonétisée et la question est bien celle de la continuité du mandat présidentiel pendant les deux prochaines années. La crise de légitimité n’est pas seulement celle de l’indigne président et de son gouvernement de droite, dont la gestion erratique de la crise a définitivement enterré la crédibilité. Elle est largement celle de la classe politique et du régime institutionnel et politique.

Si les enquêtes indiquent désormais un minimaliste 5% d’approbation de l’action du président et du gouvernement, elles sont encore plus décapantes pour l’action du parlement, el Congreso, qui ne recueille que 3% d’approbation, les députés et sénateurs étant largement perçus comme une caste privilégiée, fermée sur elle-même, aux discours hypocrites. Il est de fait surprenant de constater lors des débats télévisés, par-delà les divergences affichées d’opinion, la connivence interpersonnelle entre, par exemple, Álvaro Elizalde, le président du Parti socialiste, qui fut le parti de Salvador Allende, et Ivan Moreira, un sénateur de la UDI, héritière revendiquée du « pinochetisme ». Et aux moments des procédures de récusation constitutionnelle contre le président ou contre l’intendant Guevara qui par ses mesures de tolérance zéro a réactivé le cycle de la répression policière et des victimes qu’elle cause, il se trouve toujours quelques députés et sénateurs de l’opposition socialiste (PS), sociale-libérale (PPD) et démocrate- chrétienne (DC) pour sauver la mise d’un gouvernement minoritaire. Par-delà les affiliations partisanes, le « parti de l’ordre » préfère la continuité au vide institutionnel.

Précipitée par le maelström des derniers mois, la délégitimation de la classe politique et des institutions de l’État est continue et généralisée depuis une dizaine d’années. La succession des scandales de corruptions individuelles ou systémiques dans le chef des institutions de l’État, en particulier les forces armées et les carabiniers, comme dans celui des entreprises privées, le sentiment d’une connivence et d’une continuité entre les gouvernements et les partis de la « Concertation » de centre-gauche (gouvernements Patricio Alwyn, Eduardo Frei, Ricardo Lagos, Michele Bachelet 1 et 2) et ceux de droite (gouvernements de Sebastian Piñera, 1 et 2) qui se sont succédé depuis la transition démocratique des années 1990, l’impunité qui évite la case prison pour la criminalité des élites, l’insuffisance des réponses aux demandes sociales, aux mobilisations féministes, aux préoccupations environnementales et aux revendications territoriales, politiques et culturelles des Mapuches qui s’étaient exprimées pacifiquement et en ordre dispersé ces 15 dernières années ont conduit à une déconnection presque totale entre le système et le monde vécu.

Cette déconnection s’est exprimée pendant longtemps en creux, par le repli privé, le maintien de la loyauté de ceux qui y trouvaient des bénéfices individuels et l’apathie du plus grand nombre. Lors de l’élection présidentielle de 2017 qui avait permis le retour au pouvoir du Piñera sur la promesse d’un rétablissement de la croissance, plus de 50 % des électeurs ne s’étaient pas rendus aux urnes.

L’absence de volonté et l’incapacité à mener des réformes de structure, les points de veto établis par la Constitution imposée par Pinochet, les succès macroéconomiques confortant les élites et assurant le consentement des citoyens consommateurs ont pendant longtemps permis le maintien du modèle néolibéral de société.

Dans un contexte où depuis plusieurs années, la stagnation de la croissance – en dessous de 2% depuis 2014, alors que les années 1990 et le début des années 2000 ont connu une croissance annuelle de plus de 5% – ne permet plus d’apporter des compensations suffisantes, la satisfaction relative s’est muée en mécontentement, et l’apathie en frustrations et en colère.

Une indignation morale, sociale et libérale

Ce sont ces causes lointaines et ces facteurs proches, auxquelles il faut ajouter les ressources morales et intellectuelles en veilleuse, qui expliquent, sans avoir pu le prédire, le déclenchement de la mobilisation et ses caractéristiques. « Amo a los estudiantes » chantait Violeta Parra dans les années 1960, pour rendre hommage aux étudiants souvent en première ligne des mobilisations sociales au Chili. Et de fait, en 2006 et 2011, ce sont les lycéens et les étudiants qui ont été les premiers acteurs d’une remise en cause de l’orthodoxie néolibérale et d’une subversion de l’ordre institutionnel, obtenant, dans le secteur de l’enseignement, des mesures correctrices et compensatrices à défaut d’un changement de paradigme.

L’onde de choc est cette fois-ci transgénérationnelle, transectorielle et traverse les 4200 kilomètres du territoire, d’Arica à la Patagonie. Elle remet à l’avant plan les demandes et les attentes de redistribution et de reconnaissance, en matière de pension, de santé, d’éducation, de salaire, de droits des femmes, des droits de l’homme, des LGBTQIA+, des peuples autochtones, de participation politique, de fonctionnement des institutions de l’État, de protection de l’environnement, de décentralisation…

Pourtant, plus qu’un catalogue de revendications, la protestation est d’abord morale, expression d’une indignation forte contre les abus de pouvoir directs et structurels, contre la tartufferie et les privilèges. « No mas abusos » résonne comme une litanie exigeant la fin des asymétries de pouvoir. « Hasta que la dignidad se haga constumbre ». Jusqu’à ce que la dignité se fasse coutume.

La protestation est aussi sociale, dans l’exigence d’une sécurité d’existence, pointant la contradiction entre le développement économique et la précarité sociale. Plus que celui des salaires, c’est en particulier le thème des pensions qui est au cœur des enjeux, la quasi- totalité du système étant gérée par des fonds de pensions privés spéculatifs.

Pour autant, et au risque de décevoir les sympathisants de l’extérieur, « militants de gauche » et communautés reconstituées de « réfugiés politiques chiliens », la protestation n’est pas socialiste, et à peine social-démocrate. Elle ne se revendique pas comme étant de gauche. Si la droite est parfois désignée comme l’adversaire, c’est, au même titre que Piñera, davantage comme l’incarnation du système profitant à une caste que comme un adversaire politique.

La révolte est même à bien des égards libérale et libertaire, exigeant une juste compétition et une récompense des mérites, et pas des privilèges. Si le thème de la PSU est mis en avant par les lycéens qui la contestent, c’est parce que derrière l’apparence d’une sélection au mérite, il n’y en fin de compte que la reproduction des privilèges de ceux dont les parents avaient les capitaux pour assurer le financement de leur collège privé. Ce n’est pas tant la compétition qui fait débat que le fait qu’elle soit tronquée ou truquée. Si la primauté du marché est condamnée lorsqu’elle porte sur les biens communs, c’est le non- respect des règles du marché qui fait scandale lorsque cela concerne les prix à la consommation du « Confort », le papier toilette, ou des produits pharmaceutiques.

En cela, la colère qui s’exprime témoigne des frustrations de l’égalité d’une société de marché. C’est bien parce que la société chilienne devient plus égalitaire dans ses aspirations, parce que des secteurs importants jadis confinés à la pauvreté matérielle absolue et à l’appartenance au monde populaire ont pu goûter à des formes de mobilité sociale et à une amélioration relative de leurs conditions de vie que la persistance des situations de pauvreté et des barrières de classe, tout comme l’expression des formes de mépris qui les accompagnent, sont devenues intolérables. La séquence de consommateurs du Portal La Dehesa, un centre commercial chic situé dans les beaux quartiers, invectivant des manifestants au cri de « Andate en tu población, roto de mierda[11] » a ainsi tourné en boucle sur les réseaux sociaux en une dénonciation de la persistance du classisme. On pourrait en dire autant du racisme, du machisme, du sexisme et de l’homophobie. En 2018, des étudiantes avaient occupé plusieurs universités, jusqu’à Puerto Montt, pour dénoncer le machisme en milieu universitaire, exigeant notamment, à côté d’autres revendications structurelles, que les enseignants ne s’autorisent plus à claquer la bise à leurs étudiantes. Le 8 mars, proclamé journée de grève générale féministe, est une journée de mobilisation importante.

C’est bien parce qu’au Chili, comme dans les autres sociétés occidentales, l’autonomie est devenue une aspiration partagée que les enclaves autoritaires et la verticalité sont devenues insupportables, et que les manifestations présentent moins l’aspect d’une foule unitaire – el pueblo unido – que d’un rassemblement bigarré et diversifié où les couples homosexuels n’ont plus peur de se tenir la main.

Une mobilisation horizontale, une révolution moléculaire….

Contrairement aux mobilisations rituelles qui dans le passé voyaient se déployer et se concurrencer les banderoles et les cris de guerre des partis et organisations politiques (« Chichichi, Lelele, Ju-Ven-tud Co-Mu-Ni-Sta de Chile !!! », « Compañero Raúl Pellegrin, Presente ! », « MIR, Justicia, Fusil ! »), la mobilisation présente se veut strictement, radicalement, sans parti, ni leader. Les mandataires politiques qui se sont risqués à participer aux mobilisations en ont été expulsés. Seules les figures de quelques bourgmestres, alcades, échappent à cet opprobre généralisé. Dans des références parfois explicites aux théories de la révolution moléculaire de Felix Guattari, mobilisant des référents anarchistes (Grupo de Acción Antiautoritaria, Nucleos Antágonicos de la Nueva Guerrilla Urbana…), l’insurrection déploie le langage de l’auto- organisation et de l’auto-convocation. Elle s’oppose de manière intransigeante à toute délégation du pouvoir, à toute récupération. Elle est multiple, animée de minorités actives avec, encore, l’assentiment de la majorité qui n’est plus silencieuse. Elle est dans le registre de l’insurrection permanente. Elle ne cherche pas la négociation avec le pouvoir mis à nu, tellement sidéré et déconnecté qu’il est prêt à accréditer les théories complotistes les plus farfelues.

La conflictualité se déploie de manière horizontale, focale, dispersée, émanant de coordinations et de collectifs sans porte-parole, faisant disruption dans la quotidienneté, dans des démarches esthétiques et des performances, comme dans la décapitation de statues de conquistadores, les affrontements directs avec la police dont des commissariats sont attaqués, les barrages routiers, les protestations dans les centres commerciaux, les interruptions des matchs du championnat de foot. Initiatives diverses et dispersées, parfois très intellectualisées et scénarisées, parfois très réactives et dans l’adrénaline, qui ne répondent pas à un plan insurrectionnel, mais qui s’autoalimentent de l’émulation interne et de la violence de la répression policière. En marge des mobilisations, des pillages opportunistes de supermarchés et des incendies de locaux et de bus ont eu lieu, des infrastructures vandalisées, prêtant le flanc aux dénonciations de la « violence gratuite » et à la criminalisation de la protestation.

C’est de manière réticulaire que se déploient les initiatives et les appels. Les réseaux sociaux, en particulier à travers l’usage d’Instagram (capucha_informa, aceschile, interferencia.cl), diffusent ainsi une vérité alternative, tissée de témoignages, de séquences de violences policières, de dénonciation des fachos et des infiltrés, relayant les informations attestant de la collusion des pouvoirs publics et privés et des vidéos informatives sur le processus constitutionnel dans des dynamiques d’auto-formation permanente.

Invention d’une nouvelle esthétique et graphie post-genrée, menant une guérilla symbolique contre l’État capitaliste et patriarcal, cherchant à interrompre les flux de circulation plus que les lieux de production, exposition des corps et dissimulation des visages. El joven encapuchado – qui est-il, mais aussi elle – de la primera linea est la nouvelle figure héroïsée et érotisée de l’insoumission.

Cette labilité, cette irréductibilité et cette insaisissabilité font la force et la faiblesse de ce mouvement protéiforme et multi-acteurs. Elles l’exposent aux reproches d’infantilisme. Elles le rendent à fois hyperdémocratique et intransigeant, le condamnant à l’action comme fin, et non comme moyen. En deuxième ligne, les organisations sociales, des droits de l’homme, de quartier organisent des assemblées, parfois avec le soutien des municipalités, et tentent d’organiser le débat dans des formes participatives.

Vers une nouvelle constitution…

Car, si l’espace intermédiaire de la représentation politique est à la fois évidé et contourné, la mobilisation est éminemment politique, en posant la question des fondamentaux du vivre ensemble dans la société chilienne. Au-delà des conduites de crise et de rupture, la mobilisation se fait mouvement social en ayant imposé dès la manifestation ayant rassemblé plus d’un million de personnes le 25 octobre sur les grands boulevards de la capitale la nécessité d’une nouvelle Constitution, à travers un processus d’Assemblée constituante. De fait, l’actuelle Constitution est dans ses principes toujours héritière de celle imposée en 1980 en pleine dictature de Pinochet. Elle garantit la liberté d’entreprendre et le libre choix des consommateurs, mais pas les droits sociaux fondamentaux à l’éducation, à la santé, au logement. Elle donne à l’État un rôle subsidiaire à celui du marché.

Le dos au mur, les partis de gouvernement ont concédé le principe de l’ouverture d’un processus constitutionnel (tout en appelant désormais à rejeter cette éventualité), tandis que les partis d’opposition[12]qui l’ont signé en ont accepté des limitations : la fixation d’un quorum de deux tiers pour l’approbation des articles de la nouvelle Constitution, donnant ainsi aux partis de droite un probable droit de véto, et imposant aux nouvelles normes constitutionnelles de respecter les dispositions des nombreux traités internationaux signés par le Chili, ce qui n’est pas anodin compte tenu du nombre de traités garantissant par exemple les investissements privés dans les secteurs clés de l’économie et des ressources naturelles.

Le calendrier convenu avait fixé au 26 avril 2020, en même temps que les élections municipales et régionales, la tenue d’un référendum devant se prononcer, oui ou non, sur la nécessité d’une nouvelle Constitution. En cas d’approbation, l’élection des délégués de la convention constitutionnelle étaient prévue en octobre 2020, en même temps que les élections législatives, et ces délégués auraient eu 9 mois, jusqu’en juillet 2021 pour s’accorder sur une charte fondamentale qui devrait elle-même encore faire l’objet d’un référendum d’approbation avec obligation de vote des citoyens.

Cette réponse procédurale, longue et incertaine, était loin de garantir le rétablissement de la paix sociale. La rédaction d’une nouvelle Constitution ouvre toutefois potentiellement la voie à un nouveau contrat social que d’aucuns rêvent inclusif, décentralisé, plurinational, paritaire, garantissant aux citoyens des droits de créances, et pas uniquement les droits libertés, faisant de la protection de l’environnement un impératif et des ressources naturelles un bien commun inaliénable.

Mais on aurait tort de sous-estimer le poids des forces conservatrices. Les classes dominantes sont désormais conscientes qu’elles devront lâcher du lest, elles ne sont pour autant pas disposées à renoncer à leur position et à leurs privilèges. Dans une société doublement stratifiée, à la fois par les anciennes hiérarchies statutaires et par le marché, on imagine mal ceux qui bénéficient du jeu libre renoncer, par exemple, à l’enseignement privé payant et aux cliniques privées. Et d’aucuns avancent déjà des propositions pour rendre compatible une augmentation du montant des pensions et le maintien du système des AFP. Au sein d’une Université se réclamant de l’engagement social pour les pauvres, la proposition d’un enseignant à prendre publiquement position en faveur d’une augmentation de leur taux d’imposition a été fraîchement accueillie par ses collèges universitaires.

Piñeravirus (addendum, 23 mars 2020) .

Alors que le mois de mars s’annonçait comme celui du regain de la mobilisation et que les énergies étaient déjà tournées vers le référendum d’avril, la crise du coronavirus qui a rattrapé le Chili, avec une dizaine de jours de décalage par rapport à la France et à la Belgique, intervient au pire moment. D’abord moquée sur les réseaux sociaux militants comme étant un « piñeravirus », elle est, comme partout, rapidement, viralement, devenue le thème unique et dominant de préoccupation, vidant les rues des manifestants et justifiant le rétablissement, pour des raisons sanitaires cette fois-ci, du couvre-feu. Le référendum est, pour le moment, reporté au 25 octobre 2020. Tout en donnant un répit au gouvernement, la crise aiguise les fractures de la société chilienne et affectera d’abord, comme partout, les plus vulnérables. Pourquoi ne pas confiner les « beaux quartiers » où l’épidémie s’est déclarée? Des pobladores font des barrages pour s’opposer à l’exode des « cuicos », les riches, vers leurs résidences secondaires de la côte. Le Ministre de la santé est brocardé pour sa négligence et son incompétence. « Nous reviendrons » promettent les jeunes de la « première ligne ».

Abraham FRANSSEN

Le Centre tricontinental (CETRI) est un centre d’études, de publication et d’éducation sur le développement, les rapports Nord-Sud et les enjeux de la mondialisation en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Le CETRI a pour objectif de faire entendre des points de vue du Sud et de contribuer à une réflexion critique sur les conceptions et pratiques dominantes du développement à l’heure de la mondialisation néolibérale. Il s’attache en particulier à la compréhension du rôle des acteurs sociaux et politiques en lutte pour la reconnaissance des droits sociaux, politiques, culturels et écologiques au Sud. Organisation non gouvernementale fondée en 1976 et basée à Louvain-la-Neuve (Belgique), le CETRI se consacre à quatre types d’activités : étude, publication, formation et appui-conseil. 

[1] « S’ouvriront les grandes avenues (par où passera l’homme libre pour construire une société meilleure) ». Référence au dernier discours de Salvador Allende le 11 septembre 1973, dans le palais présidentiel bombardé.

[2] Jeunes à capuches de la première ligne et carabiniers, flics (pacos).

[3] « Zorrillos », « moufette », surnom donné aux véhicules blindés des carabiniers.

[4] Comisión Económica para América Latina, qui est une commission régionale de l’Organisation des Nations unies.

[6] Avec 180 000 personnes – ils n’étaient que 50 en 2002 –, les Haïtiens représentent désormais 1% de la population du Chili, occupant les emplois les plus précaires et faisant du créole la deuxième langue la plus parlée

[7] « Notre époque s’articule autour d’une vertèbre dure, celle de l’omniprésent nord du bien-être. Insérés dans le paradigme du profit comme bonheur, nous, les individus, nous sommes transformés en capital humain et en charbon du système. (…) Dans ce néo-totalitarisme, les besoins individuels des personnes sont ignorés, affaiblissant et écartant le différent comme improductif (…). La dynamique de nos autorités est le reflet clair d’un état d’impunité communicative, qui diffuse son discours de fiction et d’illusions, privilégiant la frivolité du jour, au déni des événements réels de notre pays ». Texte de présentation de son exposition de sculptures au Centre Culturel de Valparaiso.

[8] « Nous nous sommes fatigués, nous nous sommes unis. »

[9] « Le Chili s’est réveillé. »

[10] « Rues ensanglantées, terrains sans football »

[11] « Retourne dans ton quartier, plouc de merde. »

[12] Le Parti communiste du Chili qui n’a pas été associé à la dernière phase des négociations de l’accord, appelle également à la participation dans le cadre de ce processus constituant.