« Le ciel à bout portant » de de l’écrivain colombien Jorge Franco

On a souvent montré une Colombie sous l’emprise des trafiquants, Calí et Medellín gangrenées, vues de l’extérieur : reportages ou romans bien documentés où l’on voit des parrains dominants, des cultivateurs exploités, une population terrorisée. Dans ce nouveau roman, Jorge Franco nous fait pénétrer à l’intérieur de l’univers d’un des proches de Pablo Escobar. Une vraie découverte

Photo: Editions Métailié.

Ce n’est pas tous les jours que l’on est invité à partager l’intimité de la famille d’un des chefs du narco trafic colombien. C’est pourtant ce que propose Jorge Franco. Il nous entraine dans un tourbillon vertigineux, entre vie familiale presque banale et règlements de compte sanglants.

Fin 1993, Pablo Escobar meurt. Libardo pleure sous les yeux de sa famille et en particulier de son fils Larry, le narrateur principal. Libardo était un des plus proches lieutenants du baron de la drogue. Douze ans plus tard Larry rentre d’Europe où il s’est installé après de brillantes études pour enterrer son père dont on vient de retrouver le corps, kidnappé et dont on n’avait jamais eu de nouvelles. Medellín, sa ville, est en pleine effervescence, c’est la fête de l’Alboraba (inventée par des trafiquants pour célébrer une de leurs victoires), des feux d’artifice partout, des pétards qui rappellent l’époque des violences quotidiennes, Medellín, « entre misère et grandeur ».

Comment vit-on tous les jours avec un père bras droit du plus puissant des narcos du pays et une mère qui fut vingt ans plus tôt Miss Medellín ? Voilà ce que montre Jorge Franco dans une grande fresque qui, malgré sa netteté, maintient un équilibre entre des faits qui ne devraient pas cohabiter. La fête de l’Alborada, par exemple : des jaillissements de joie interrompus par des violences soudaines, des agressions, de l’ivresse et des drogues variées au milieu de démonstrations de profondes amitiés.

Il y a aussi la vie familiale, une douzaine d’années plus tôt, une mère un peu trop portée sur l’alcool et le poker au casino, mère au foyer qui éduque aussi bien qu’elle le peut deux adolescents, un père infidèle, comme beaucoup, présent quand même, mais pour tous, en permanence, l’obligation d’être suivis, jusque dans le collège, par des gardes du corps et la conscience permanente du danger d’enlèvement ou de mort.

Jorge Franco fait brillamment avancer son récit : les trois plans temporels se suivent, trois époques qui se répondent et se complètent, chacune avec ses rebondissements et avec, tout au long, le difficile rapprochement d’oppositions radicales qui finissent par se fondre dans un accord plus puissant : les deux frères que rien ne lie sinon l’origine, l’un soutenant aveuglément le père, l’autre ayant pris une distance critique (et géographique, il vit à Londres), en sont le meilleur exemple : il leur est impossible de vivre séparés sans souffrir.

L’éternelle question de savoir si on est responsable de ses parents, de sa famille, est posée ici de façon forcément originale. Il y a de la tendresse, de la colère, de l’impuissance pour les deux fils. L’auteur habille cela avec un discret humour noir (les restes dérisoires du narco finalement récupérés par sa famille qu’on promène dans un sac rouge, assez peu discret), un peu de légèreté (la famille du disparu faisant du luxueux jardin une taupinière à force de chercher un hypothétique trésor que le mari et le père y aurait caché) et beaucoup de profondeur, le tout sur un rythme qui, sans être précipité, ne diminue jamais. Cela donne une lecture prenante de la première à la dernière page.

Le ciel à bout portant n’est pas un roman de plus sur le trafic et les trafiquants colombiens, tout au contraire. Jorge Franco est un des plus importants romanciers latino-américains actuels. Il le prouve une fois de plus.

Christian ROINAT

Le ciel à bout portant de Jorge Franco, traduit de l’espagnol (Colombie) par René Solis, éd. Métailié, 352 p., 22 €.

Jorge Franco en espagnol : El cielo a tiros, El mundo afuera, ed. Alfaguara , Santa suerte, ed. Seix Barral / Rosario Tijeras, Paraíso Travel, Melodrama, ed. Literatura Random House.

Jorge Franco en français : La fille aux ciseaux, Paraíso Travel, Melodrama, Le monde extérieur, éd. Métailié.