Un premier roman prometteur : Cadavre exquis de Agustina Bazterrica

Et si ?… Si une terrible et soudaine épidémie avait exterminé toute espèce vivante non animale et qu’elle avait rendu impropre à la consommation l’ensemble de notre alimentation ?… S’il avait bien fallu remplacer la nourriture animale par une autre sorte de viande ?… Si des «savants» avaient démontré qu’en créant une nouvelle catégorie à partir de gènes humains on pouvait donner à manger à l’humanité ?… Agustina Bazterrica nous invite à entrer dans un monde terrifiant, au fond si proche du nôtre.

Photo : Flammrion / Rubén Digilio

Marcos Tejo, le narrateur, a un métier tout à fait en rapport avec l’actualité : il est «étourdisseur» (on n’a plus le droit, depuis la Transition, d’utiliser certains mots comme «tuer» ou «assassiner»). La Transition a suivi la GGB, la Grande Guerre Bactériologique, qui s’est achevée avec l’interdiction de consommer toute viande animale, contaminée par un virus. Tejo vit très seul, sa femme s’est temporairement installée chez sa mère, son père est devenu fou (il faut dire qu’il a toujours été intègre, sa folie est donc explicable), il a bien une sœur à qui il rend parfois visite, mais elle cache sa profonde indifférence sous une bienveillance de pacotille qui ne trompe personne. Son métier lui prend presque tout son temps. Mais les choses vont changer le jour où un gros client lui offre un cadeau royal, pure amabilité ou tentative de corruption qui ne dit pas son nom ? Le cadeau, c’est une jeune «tête», autrement dit une femme dont le destin aurait dû être d’être dégustée.

Agustina Baztarrica, sans concession, on pourrait dire naturellement, partage avec nous des scènes quotidiennes, des moments si semblables à ce qu’on connaît déjà, semblables à notre propre vie, avec de minuscules différences : on a vu, forcément, des images d’abattoirs de porcs ou de bœufs, ce sont les mêmes ici, mais les «victimes» sont autres. La vie en ville est banale, on va prendre un verre avec des copains, on a des difficultés avec son conjoint, on fait la bise à sa collègue. On croise même des nouveaux riches insupportables.

La visite de l’abattoir est un documentaire qui, en déclinant les opérations successives qui permettent aux «têtes», c’est-à-dire aux produits, de devenir consommables, nous entraîne dans une expérience de lecteur unique, nous plonge dans des impressions mouvantes, des réactions qui nous forcent à nous poser des questions sur nous-mêmes. Ou sur ceux qui nous entourent. Ou encore sur le monde dans lequel nous vivons. L’auteure nous emmène loin, très loin, et pourtant ce que nous lisons nous est familier et étranger à la fois : officiellement, dans cette société-là, les sentiments n’ont pas lieu de se manifester, mais malgré tout l’humain reste humain, et Marcos le reste vraiment. C’est susceptible de devenir source de problèmes.

Je le répète, l’incomparable mérite d’Agustina Bazterrica est de nous mettre, de force mais sans violence, face à nous-mêmes. Nous nous sommes probablement déjà posé les questions qu’elle nous pose, mais elle le fait de telle façon que ses questions deviennent encore plus essentielles sous nos yeux. Un premier roman aussi maîtrisé est une splendide promesse pour l’avenir.

Christian ROINAT

Cadavre exquis d’Agustina Bazterrica, traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud, éd. Flammarion, 295 p., 19 €. Agustina Bazterrica en espagnol : Cadaver exquisito, ed. Alfaguara.

Né en Argentine en 1974, Agustina Bazterrica est une auteure qui a remporté pour son premier roman, Cadavre exquis, le prix Clarín en 2017.