Réflexions sur le film uruguayen Compañeros, en salle depuis trois semaines

En 1973, l’Uruguay plonge dans une dictature implacable. Trois opposants politiques, dirigeants du groupe Tupamaros, sont arrêtés. Considérés comme des otages, ils seront transférés de caserne en caserne, violemment torturés, privés de nourriture, empêchés de dormir et d’accomplir leurs besoins vitaux, jetés parfois dans des cellules de moins de deux mètres carrés. Après leur libération en 1985 et le retour à la démocratie, José Mujica deviendra président de l’Uruguay en 2010. Eleuterio Fernández Huidobro sera nommé sénateur puis ministre de la Défense, et l’écrivain Mauricio Rosencof deviendra directeur de la culture de la ville de Montevideo.

Photo : Ojo de Pajaro – M. Singer

Pourquoi le film sort-il en ce moment sur les écrans, une quarantaine d’années après les faits ? Bien qu’il repose sur un fond historique, le cinéaste, lors d’interviews, déclare qu’il n’a pas voulu faire, à proprement parler, un film politique, l’Homme est au centre de son film. Il s’est surtout intéressé aux thèmes de l’enfermement, de la solitude et de la folie. Le film repose sur des faits réels, sur des entretiens avec d’anciens détenus, dont les trois protagonistes et leur famille. Il s’inspire du livre Memorias del calabozo (Mémoires du cachot) écrit par Eleuterio Fernández Huidobro et Mauricio Rosencof, livre de témoignages que les deux amis s’étaient promis d’écrire s’ils réussissaient à sortir de cet enfer.

Leur amitié les soude. Enfermés dans des cellules contiguës, ils communiquent en morse par petits coups donnés contre le mur, se soutiennent, discutent, s’envoient des poèmes, jouent aux échecs malgré la souffrance causée à leurs doigts. Les rares visites de leurs parents, la mère, les enfants, autant de moments de grâce qui les encouragent à vivre. Mauricio Rosencof se sauve grâce à sa culture et à son imagination surveillée par la raison. Sa réputation d’écrivain lui vaut d’écrire des lettres d’amour pour quelques soldats, ce qui adoucit un peu ses conditions de vie. José Mujica semble la personne la plus affectée, ce sera sa mère, puis une psychiatre qui l’encourageront à lutter. Lutter pour vivre, devenir un «Prophète de la vie», «Vivre, c’est ça le plus dur» écrira plus tard Rosencof. Vivre pour leur engagement, pour ce qui adviendra ensuite, pour témoigner. Ce film est un véritable plaidoyer pour les droits de l’homme.

La violence et la torture sont abordées avec beaucoup de pudeur, elles transparaissent chez les acteurs, à qui il faut rendre hommage, car ils se sont approchés au plus près de cette expérience et en ont souffert dans leur corps et leur être. Ils ont réussi à traduire ce voyage au cœur des ténèbres. Le projet des militaires était de rendre fous les prisonniers, de les déshumaniser.

Privés de la lumière du jour, de tout contact avec l’extérieur sauf lors de rares visites, ils perdent la notion du temps, confondent les jours, n’ont plus de futur, le temps est marqué par leurs besoins vitaux : manger, aller aux toilettes, survivre. Grâce aux mouvements de caméra, à l’utilisation de la lumière et à celle de la musique, le cinéaste parvient à restituer le silence, l’enfermement, la perte des sensations qui les mènent au bord de la folie. Quand les prisonniers sont libérés, la très belle fin du film, soutenue par la musique de la chanson «The sound of silence» de Simon and Garfunkel, nous sort de la nuit pour nous emmener vers l’avenir et la lumière. Un film sur la fraternité, profondément humain, qui dénonce tout régime de terreur engendré par une dictature.

Mauricio Rosencof publiera plus tard El Bataraz, récit poétique et surréel où il relatera son expérience d’enfermement. Avec pudeur et humour, l’auteur nous entraîne vers un voyage à l’intérieur de ce qu’il a vécu. Seule la poésie pouvait rendre compte du silence et de l’indicible. Tout se brouille, la personne, sous un soleil de plomb, devient un oranger, plonge ses racines dans la terre. Ici tout est métaphore. Pour ne pas devenir fou, il invente un double, un coq de combat, «el bataraz», avec qui il dialogue. La parole le sauve. Il faut vivre, résister pour continuer à lutter. Homme de grande culture, il nous invite à une méditation sur le temps, le mal, ce qui fait notre humanité. Il fait œuvre de mémoire. Un livre qui ne cesse d’émouvoir, une odyssée humaine.

Françoise DUBUIS

Compañeros d’Álvaro Brechner, Drame, Uruguay, 2 h 02 – Voir la bande annonce

Lire aussi la chronique d’Alain Liatard publiée dans notre news de la semaine du 10 avril.

Invité par Espaces latinos, Mauricio Rosencof a présenté son livre El Bataraz lors des Belles Latinas de 2011. El Bataraz de Mauricio Rosencof, traduit de l’espagnol par Philippe Poncet et Frida Rochocz aux éditions Folies d’encre (2011).