Lumière sur la dictature uruguayenne dans Compañeros, un film d’Álvaro Brechner

1973, l’Uruguay bascule en pleine dictature. Trois opposants politiques sont secrètement emprisonnés par le nouveau pouvoir militaire. Jetés dans de petites cellules, on leur interdit de parler, de voir, de manger ou de dormir. Inspiré de la vie de José Mujica, Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro, Compañeros (La noche de 12 años)est une histoire de survie et de résistance, mais plus encore l’histoire de la lutte existentielle de trois hommes qui, aux heures les plus sombres de leur vie, ont su puiser dans leur esprit la force de garder intactes leur humanité et leur espérance.

Photo : Compañeros

La dictature militaire de l’Uruguay commence avec le coup d’État du 27 juin 1973 et s’étend pendant 12 ans. En 1980, les militaires entament une relative ouverture politique, qui conduit finalement aux premières élections démocratiques en 1984. Avec un prisonnier politique pour 450 habitants, soit environ 6 000 détenus dans un pays de moins de 3 millions d’habitants, l’Uruguay a connu sous ce régime, qui a participé à la «guerre sale» du plan Condor, généralisée sur le continent, une des pires répressions politiques au monde. 116 morts (assassinés, morts en détention et «suicides») et 172 disparitions forcées ont été recensées jusqu’à présent. La torture y était généralisée –y compris sur les enfants.

José Mujica, joué par l’acteur espagnol Antonio de la Torre, est né en 1935. Il fut guérillero des Tupamaros dans les années 1960-1970, ce qui lui vaut d’être fait prisonnier-otage de la dictature militaire. Il est alors détenu dans des conditions sordides (deux ans au fond d’un puits) de 1973 à 1985. Avec d’autres dirigeants des Tupamaros, il était continuellement torturé et menacé d’exécution par les militaires. Les otages étaient transférés de casernes en casernes, Mujica restant aux côtés de Fernández Huidobro et Mauricio Rosencof, avec qui il communiquait en tapant sur les parois. À sa libération, il s’engage en politique, est élu sénateur puis nommé ministre de l’Agriculture du gouvernement Vázquez, en 2005. Il devient ensuite président de la République uruguayenne de 2010 à 2015.

Mauricio Rosencof, joué par l’Argentin Chino Darín, est né en 1933, il est un journaliste, dramaturge, poète et écrivain uruguayen, qui a fait partie de la direction des Tupamaros. Il est élu en 1970 au comité exécutif, et devient dirigeant de la colonne 70. Elle s’occupait essentiellement d’actions politiques et non militaires (occupation des cinémas, distribution de propagande, occupation d’entreprises, distribution de vivres, etc.). Rosencof a finalement été arrêté en mai 1972 et gravement torturé. Après le coup d’État de juin 1973, il devient l’un des otages de la dictature militaire, avec huit autres dirigeants des Tupamaros et plusieurs Tupamaras. Il est détenu dans des conditions similaires à José Mujica, continuellement torturé et menacé d’exécution, déplacé de casernes en casernes. Il est libéré pendant la transition démocratique, en mars 1985. Rosencof vit aujourd’hui à Montevideo, où il est élu en 2005 directeur de la culture de la ville.

Eleuterio Fernández Huidobro, joué par Alfonso Tort Eleuterio, né en 1942, est un ex-dirigeant des Tupamaros, et sénateur uruguayen jusqu’à sa mort en 2016. Il est l’un des fondateurs et militant historique des Tupamaros. Il est arrêté une première fois en 1969, mais s’échappe en 1971 en même temps que 110 autres prisonniers, la plupart Tupamaros. Il est à nouveau arrêté en 1972 et ne devra sa vie sauve qu’à l’arrivée d’un juge sur les lieux de son arrestation. Il est détenu durant toute la dictature militaire aux côtés de José Mujica et Mauricio Rosencof, dans des conditions similaires, chacun isolé dans sa propre geôle. Après sa sortie, il a été élu sénateur, puis nommé ministre de la Défense de l’Uruguay en 2011. Il est décédé en août 2016.

Voici comment Álvaro Brechner a conçu son film adapté du roman Memorias del calabozo de Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro : «Que reste-t-il d’un homme lorsqu’on lui enlève tout ? Coupé du monde, du temps, de tout élan, du moindre élément matériel auquel s’accrocher, il est progressivement trahi par ses propres sens. Pourtant, au fond de lui, il demeure une chose que l’on ne peut lui enlever : son imagination.»

«Compañeros est avant tout un voyage vers les ténèbres. Se basant sur des faits réels, ce film raconte l’histoire de trois personnages que l’on a dépossédés, douze ans durant, de tout ce qui les définissait en tant qu’individus. On les a soumis à une dégradation mentale et physique visant à les rendre fous et au-delà, à anéantir la résistance de leur être le plus intime. Ces hommes ont dû se réinventer à partir des vestiges de leur condition humaine, pour surmonter une des épreuves les plus effroyables que l’on puisse imaginer. L’écriture et la réalisation de ce film m’ont demandé quatre années de recherche et de documentation. Un des enjeux majeurs pour moi était qu’il ne s’agisse pas d’un film de prison, mais d’un voyage existentiel. Le projet des militaires était clair : « Puisque nous n’avons pas pu les tuer, nous allons les rendre fous. » Au-delà d’une méticuleuse reconstitution historique des faits, j’ai cherché à faire ressentir sur le plan esthétique et sensoriel l’expérience de la survie à la lutte intérieure que subissaient mes personnages.»

Né en 1976 à Montevideo, Álvaro Brechner vit à Madrid depuis 2000. C’est son troisième film après Sale temps pour les pécheurs (2009) et Mr Kaplan (2014). Le film est très émouvant en montrant comment la force de vivre a pu sauver ces trois hommes que guettait sans arrêt la folie. Pour cela, il a choisi une réalisation sobre et sans effet. L’interprétation est magistrale. Sortie le 27 mars.

Alain LIATARD
D’après les éléments historiques du dossier de presse

Compañeros d’Álvaro Brechner, Drame, Uruguay, 2 h 02 – Voir la bande annonce