Histoires de couple dans la campagne mexicaine avec Nuestro tiempo de Carlos Reygadas

Carlos Reygadas est l’enfant terrible du cinéma mexicain. Il abandonne sa carrière d’avocat international à l’âge de 30 ans pour réaliser dans sa famille Japon. Suivront Batalla en el cielo en 2004 et Lumière silencieuse en 2007. Il tourne ensuite dans sa maison avec sa propre famille Post tenebras lux en 2016. Cette fois encore, il a tourné avec sa famille, mais dans une autre maison, pour réaliser Nuestro tiempo.

Photo : Nuestro tiempo

Ce long film de 2h58 se passe dans une ferme qui élève des taureaux de combat. Esther est en charge de la gestion du ranch, tandis que son mari Juan, poète de renommée mondiale, s’occupe des bêtes. Lorsqu’Esther s’éprend du dresseur de chevaux, Juan se révèle alors incapable de rester fidèle à ses convictions.

«Lorsque l’on parle de l’amour qui existe au sein d’un couple… explique Carlos Reygadas, on se pose parfois la question épineuse de savoir ce qui distingue l’amour de la possession, la fidélité de la loyauté. Dans un monde sur le déclin où des taureaux se battent, entourés par une famille qui vit en harmonie et qui s’aime, mon film montre un couple qui fait face à ses problèmes d’une manière radicale. Il se confronte à sa destruction prochaine, provoquée par une relation extraconjugale. Juan veut vivre son sentiment de la manière la plus absolue qui soit et il espère la réciproque. Esther apparaît comme un catalyseur stimulant. La destruction peut aussi être partie prenante de l’amour mais un couple peut-il survivre à une telle crise sans que cela ne cause des dégâts irréparables ?»

Carlos Reygadas poursuit : «Nuestro tiempo n’est pas autobiographique comme pouvait l’être Lumière silencieuse mais il s’inspire de mes réflexions sur les nouveaux modes de communication. Les smartphones changent la nature de nos relations et particulièrement les rapports entre les hommes et les femmes. Je l’observe surtout chez les trentenaires. Cela n’a plus rien à voir avec mon époque. La jalousie et le voyeurisme qui en découlent, en sont les conséquences…

Ce récit, qui s’enracine dans un environnement sensoriel, peut être qualifié de « récit tactile ». Il démarre avant que le récit « intellectuel » ne prenne le relais. La narration tactile, qui précède la présentation des personnages principaux, permet d’éprouver la sensation du vent, de sentir la présence des animaux, d’entendre l’espagnol que l’on parle dans cette région du Mexique, de percevoir physiquement les corps. On commence par rentrer dans un contexte et c’est ce que j’apprécie le plus dans un film, au-delà de l’histoire elle-même. D’ailleurs, je considère que toutes les histoires ont déjà été racontées.

De mon point de vue, il est plus intéressant de lire une histoire que d’en voir une racontée au cinéma. La littérature est plus apte à raconter une histoire que le cinéma. Cependant, le cinéma peut véhiculer une sensation physique de l’existence, quand la littérature ne le peut pas. Avec une caméra et une équipe son, on peut capter le monde dans lequel on évolue. Il n’y a rien de mieux que le cinéma pour restituer cela.

Dans Nuestro tiempo, je tourne pour la première fois en numérique. On croit tous que le numérique consiste à appuyer sur un bouton mais c’est un médium très complexe, plus que la pellicule. Il faut vraiment bouger à l’intérieur du format, pousser les lignes, tirer les courbes pour les rendre plus nettes et aller au fond des choses. Le numérique est un labyrinthe dans lequel on peut trouver des choses incroyables.

Plus qu’une réflexion sur le couple, mon film prend une direction psychologique… À partir du moment où l’on échappe à la structure narrative classique et qu’on se départit de tout jugement moral, on peut vraiment orienter l’histoire vers un autre endroit qui a davantage à voir avec le mystère de l’existence… Je ne sais pas si ce film compte parmi les plus violents que j’aie réalisés jusqu’à présent, mais il est assurément violent, autant que la vie peut l’être parfois. Nous devons nous efforcer d’injecter de l’amour dans nos existences car l’amour est plus fort que la violence.»

Ce film si long sur une relation de couple n’est jamais ennuyeux. Les images sont très belles et l’on suit facilement cette histoire tournée dans une très belle région, à Tlaxcala, sans effets spéciaux, précise le réalisateur, qui a également monté le film. Carlos Reygadas nous surprend à chaque film. Sur les écrans le 6 février.

Alain LIATARD