Cuba dans l’attente de sa nouvelle constitution : entre changements et continuité

L’année 2018 a sans doute marqué une date importante dans l’histoire cubaine : les 21 et 22 juillet, l’Assemblée nationale du pouvoir approuvait en session ordinaire le projet de la nouvelle constitution nationale. Ainsi, les institutions politiques de la révolution castriste, dans son ensemble, sont entrées dans une nouvelle ère de son évolution, plus en accord avec les enjeux socio-politiques du monde actuel.

Photo : Radio Reloj

L’évolution n’est pas évidente d’emblée, puisque le préambule et certains articles du projet actuel, qui sera soumis à l’approbation des citoyens par référendum le 24 février prochain, reprennent exactement les mêmes paragraphes de la Constitution actuelle de 1976. En effet, le nouveau projet plonge dans les fondations mêmes de l’État communiste révolutionnaire, surtout en ce qui concerne le rôle de Cuba dans la sphère internationale et ses relations avec les puissances considérées comme capitalistes.

D’ailleurs, le secrétaire d’État Homero Acosta, coordinateur de la commission de rédaction du texte, rappelle que le projet ne vise pas essentiellement à établir une nouvelle constitution, mais à actualiser la constitution de 1976 d’après les changements qui ont façonné le monde depuis quarante ans. Homero Acosta rappelle aussi que le projet est «cohérent avec les affirmations de Raúl Castro durant la première conférence nationale du Parti, le 28 janvier 2012» lorsqu’il proposait de «[…] laisser derrière [eux] le poids de l’ancienne mentalité et forger, avec une intention transformatrice et une grande sensibilité politique, la vision vers le présent et l’avenir de la Patrie, sans abandonner, pas un seul instant, l’héritage martinien[1] et la doctrine du marxisme-léninisme qui constituent le principal fondement idéologique de [leur] processus révolutionnaire».

Comme on peut donc le constater, le projet est plus à la continuité qu’au changement. Mais un regard plus attentif montre qu’il s’agit d’une rupture édulcorée, une transition en douceur qui était impensable il y a quelques années. Ainsi la nouvelle constitution propose notamment cinq modifications portant sur les concepts de «propriété privé», «société communiste», le statut et la durée de la fonction présidentielle et, un sujet qui fait grincer les dents des ultraconservateurs et se retourner dans leurs tombes les Pères de l’Église : le mariage pour tous. Sur ces questions, examinons de plus près ce que propose la nouvelle constitution.

La propriété privée sera reconnue dans la nouvelle constitution, ainsi que l’investissement des capitaux étrangers, comme faisant partie de l’économie du marché. C’est incontestablement un signe d’ouverture, sachant que le pays se trouve soumis à l’embargo étasunien depuis 1962. Néanmoins, cette décision n’est pas une réforme en soi mais une base légale pour le modèle économique initié en 2008 par Raúl Castro. En effet, le frère de Fidel, et président de l’époque, avait autorisé l’activité privée chez les particuliers et aujourd’hui, ils représentent le chiffre non négligeable de 13 % de la force de travail, soit environ 600 000 personnes sur 11 millions d’habitants.

Le concept de «société communiste» apparaît dans l’article 5 de la Constitution actuelle sous la férule du Parti communiste de Cuba (PCC), unique parti de l’île qui «organise et oriente les efforts communs vers les objectifs suprêmes de la construction du socialisme et de l’avancée vers la société communiste». Or, si le nouveau texte confère au PCC les mêmes prérogatives et «le caractère socialiste» de sa politique, la proposition d’une future «société communiste» a été éliminée.

En ce qui concerne le statut du président, deux autres réformes marquent une nette évolution du système politique qui a permis à Fidel, puis à Raúl Castro, de rester à la tête du pouvoir pendant six décennies : la nouvelle constitution stipule un mandat présidentiel de cinq ans, renouvelable une fois (article qui peut être retiré avant le référendum) ; d’autre part, le chef de l’État ne sera plus le «président des Conseils d’État et des ministres», mais le président de la République et aura la possibilité de déléguer certaines fonctions grâce à la création d’un poste de Premier ministre.

Pourtant, malgré l’annonce des réformes politiques et économiques, c’est la question du mariage pour tous qui semble devoir imposer un véritable changement d’optique sur le régime castriste et l’avenir de la société cubaine. Pour comprendre la valeur historique de cette réorientation législative, il faut se rappeler qu’après le triomphe de la révolution, en 1959, et des années durant, les homosexuels ont été victimes de discriminations, enfermement dans des camps de «rééducation», exclusion de tout emploi public, etc. Cette réforme démontre ainsi comment, sur le plan spirituel, les doctrines religieuses auront à l’avenir de plus en plus de mal à imposer leurs dogmes séculaires désuets, et commencent à se plier face aux interrogations existentielles des sociétés modernes ; de même, dans le domaine de la difficile connivence entre «société» et «politique», ce sont les mœurs qui peuvent modifier les constitutions.

Sur ce point cependant, la proposition du mariage pour tous dans le nouveau texte est ambiguë. Elle fait appel à l’euphémisme pour éviter de froisser la sensibilité des fidèles castristes de vieille souche, et surtout de l’Église, qui étaient «vent debout contre ce projet». Ainsi, en définissant le mariage comme l’union «entre deux personnes» ou comme «une institution sociale et légale», sans dire un mot sur le sexe des mariés, la Constitution laisse la porte ouverte à une possible reconnaissance du mariage gay. «C’est une étape fantastique et je m’en réjouis», a déclaré une illustre militante de la cause gay, la députée Mariela Castro, fille de Raúl Castro.

Tous ces changements énoncés, dans un régime qui est resté figé dans le temps pendant soixante ans, sont susceptibles de gagner également l’approbation partout dans le monde, notamment chez ceux qui attendent de meilleures conditions de vie pour les insulaires. Cela montre non seulement que les mœurs peuvent changer une législation rigide, mais aussi et surtout qu’aucun pouvoir absolu ne peut résister éternellement au besoin naturel du peuple de s’exprimer en toute liberté, participant en même temps à la grandeur de son pays.

Vient étayer ce propos la consultation populaire sur les éventuelles propositions de modification du texte final, laquelle a duré trois mois et s’est terminée le 15 novembre, avec un bilan de 8,9 millions de Cubains mobilisés (soit 80 % de la population), dans les universités, les centres de travail et dans les quartiers à travers 133 000 débats. Ce sont des chiffres remarquables dans un pays peu, ou pas du tout, habitué à ce type d’exercice démocratique.

À la suite de la participation citoyenne, dont 2 125 propositions reçues de Cubains vivants à l’étranger, la commission chargée de la rédaction de la nouvelle constitution a effectué 760 rectifications sur 134 des 224 articles. Seul bémol, en attendant le référendum populaire du 24 février : le nouveau texte n’aborde pas deux sujets essentiels pour que la liberté démocratique ne soit plus un vain mot, à savoir ouvrir la voie à la création d’autres partis et élire directement le président, lequel est désigné par les députés du tout-puissant PCC.

Eduardo UGOLINI


[1] Martinien : en référence à José Martí (1853-1895).