La Fille du cryptographe, le nouveau roman de l’Argentin Pablo de Santis

Dans ce nouveau roman foisonnant, Pablo de Santis mêle habilement l’histoire argentine des années 1970-1980, les heures sombres de la dictature et une fiction intéressante autour de langues anciennes, de codage, de manipulation, de trahison et de l’éternel duo amour-haine. Le récit est confié au personnage principal, Miguel Dorey.

Photo : Guia cultural/Métailié

Le narrateur, Miguel, victime de troubles auditifs dans son enfance, a gardé une certaine distance entre le monde extérieur et lui, et s’est réfugié dans l’étude des civilisations anciennes. Fasciné par son vieux professeur de cryptographie, Ezéquiel Colina Ross, il crée avec quelques comparses et sa petite amie, Eleonora, le Cercle des cryptographes de Buenos Aires à vocation érudite.

Dans ces années 1970, l’agitation règne à la faculté et peu à peu des gens un peu mystérieux, Victor Cramer et ses complices, Lemos et Cimer, arrivent dans le cercle, s’imposent, prennent le pouvoir pour des actions moins innocentes, se servant de Miguel et des autres pour garder une façade de respectabilité. Eleonora tombe sous le charme de ces révolutionnaires et Miguel la perdra.

La lutte devient très dangereuse et, dès le coup d’État, Miguel arrêté retrouve Cramer, Lemos et Cimer dans un sordide sous-sol où l’armée exploite leurs talents de déchiffreurs. Miguel jusque-là assez passif, voire un peu lâche, en tout cas apeuré par ce monde violent, sera en réalité le seul du groupe à résister aux militaires en taisant la signification d’un message codé, malgré le harcèlement de l’officier et de Lemos.

Puis viendront le temps de la libération, le temps de l’exil, les retrouvailles avec Eleonora et la révélation de multiples secrets et zones d’ombre que le lecteur, de coup de théâtre en coup de théâtre, découvrira peu à peu.

En même temps que le récit, l’auteur nous livre un quasi documentaire sur ces années d’agitation, de fin de péronisme, sur les techniques magistrales des militaires pour contraindre, plonger dans la terreur et se faire obéir. On ressent très fortement la peur, la confusion et l’extrême tension qui suintent des pages. S’ajoute aussi cette analyse remarquable des comportements humains, la description des techniques de manipulation, du chantage, des mensonges, de la trahison, de la vengeance et des secrets des uns et des autres, y compris du professeur Colina Ross.

On apprend beaucoup aussi sur les différents systèmes de codage, sur les «langues oubliées», dont les fameuses tablettes crétoises qui dévoileront une vérité bien décevante par rapport aux attentes et aux fantasmes de leur déchiffreur.

Parlons-en de ce déchiffreur créé de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue : un Anglais, Alexander Maldany (ami de John Ventris, le vrai savant, petit clin d’œil au lecteur avisé), grand ami dans le passé avec Colina Ross, qui aurait donc décrypté le syllabaire minoen, et qui a joué un rôle important dans la vie du professeur et, par ricochet, dans celle de Miguel.

Et bien sûr, comme toujours dans les romans de Pablo de Santis, on apprécie les descriptions très suggestives des lieux rendus extrêmement réels jusque dans les odeurs ; on retrouve aussi l’atmosphère étrange, onirique, presque fantastique de certains décors comme la décadente maison du professeur Colina Ross et l’impressionnante mise en scène de la salle qu’il nomme «le temple des sels».

Voilà donc un grand roman découpé en cinq parties, les cinq actes de la tragédie mêlant le passé figé, le présent complexe, les jours noirs de la dictature, et les années grises qui suivirent, pendant lesquelles beaucoup de secrets enfouis refont surface dans une écriture précise, nerveuse et envoûtante : un roman donc à lire de toute urgence !

Louise LAURENT

La Fille du cryptographe de Pablo de Santis, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, éd. Métailié, 380 p., 22 €. Pablo de Santis en espagnol : La hija del criptógrafo, ed. Planeta.