Nicolás Maduro tente de juguler le chaos avec des élections anticipées

Le Venezuela s’enfonce depuis quatre ans dans une récession sans précédent. Comment expliquer la gravité de cette crise politique et économique qui débouche aujourd’hui sur un désastre social ? La principale cause, dit-on, réside dans la baisse des prix du pétrole sur le marché mondial, ce qui a laissé l’État sans les ressources nécessaires pour subvenir aux besoins de la population.

Photo : Prensa presidencial

« Le char de l’État navigue sur un volcan.»

On ne peut parler du Venezuela sans évoquer le pétrole. En effet, ce pays sans ressources importantes dans le cadre de l’économie latino-américaine, est devenu dans les années soixante-dix, à la suite de l’exceptionnelle richesse découverte en sous-sol au début de la décennie de 1920, la nation la plus riche de l’Amérique latine, l’exploitation des richesses pétrolières avait entraîné, à partir de 1922, une transformation spectaculaire de l’ensemble de l’économie vénézuélienne. Pour se faire une idée, rappelons qu’en 1920 le café et le cacao assuraient plus de 90% des exportations, mais ils n’en représentaient plus que 15% en 1930, le pétrole s’étant alors imposé comme l’élément dominant (plus de 90 % des exportations du pays).

L’or noir était donc le pilier sur lequel reposait ce Venezuela soi-disant vigoureux, ce qui a fait de ce pays une figure d’exception au sein de l’Amérique latine. Pourtant, la République bolivarienne, malmenée par l’idéal chaviste, est passée à côté d’une prospérité inscrite dans ses gènes. Les pauvres sont toujours plus nombreux, particulièrement ceux des grandes villes avec des taux records de chômage, de sous-emplois et d’exclusion ; ils sont les révélateurs de la situation réelle d’une société qui semble ne pas pouvoir échapper à des manifestations de sous-développement.

Les premiers symptômes se sont faits sentir en 2014, lorsque le produit intérieur brut (PIB) a chuté de 34%. La Banque centrale du Venezuela a déclaré que l’inflation était de l’ordre de 180 et 240% en 2015 et 2016 et, selon les prévisions de l’Assemblée nationale, l’inflation dépassera les 2000% en 2018. Cependant, d’après un rapport alarmant du FMI, l’inflation pourrait atteindre les 13 000%.

En réalité, le Venezuela vit les prémices de ce processus depuis que la main de fer d’Hugo Chávez a coupé net le dialogue politique. Tout au long de son mandat, aucun des principaux partis n’a pu s’organiser librement, ou n’a su surmonter ses problèmes internes, pour construire un pouvoir susceptible de redresser la barre dans un pays qui court au naufrage. Et trop de dirigeants de partis, ainsi qu’une majorité de vénézuéliens se sont laissés obnubiler par la vague «populo-égocentriste» incarnée par le tout-puissant Chávez, laquelle reposait exclusivement sur le prix du pétrole.

Dans ces conditions, il était clair que, sans un programme économique sérieux, un projet d’avenir cohérent, en syntonie avec les enjeux politiques internationaux du XXIe siècle, où il faudrait créer de nouvelles sources de richesses avec un regard plus humain, intelligent et solidaire, le pays était condamné d’avance. Car on ne peut pas assurer la prospérité d’un peuple quand l’essentiel de son développement repose, pour presque 90% du produit national brut, sur l’extraction du pétrole, sachant que dans un avenir tout proche la population mondiale s’apprête à vivre sans combustibles fossiles !

C’est pour cette raison qu’on a reproché à Hugo Chávez de ne pas avoir posé les bases d’un développement durable. Depuis des années, l’économie vénézuélienne s’est développée, marchant dans la voie du chavisme sans que des changements adéquats soient intervenus dans le système de gestion et de redistribution des devises générées par l’exportation du pétrole (les deuxièmes réserves pétrolières de la planète gisent sous le sol vénézuélien, après celles de l’Arabie Saoudite). Malgré les immenses ressources pétrolières et gazières, Hugo Chávez, et son dauphin Maduro, n’ont pas réussi à rattraper le retard par rapport aux pays les plus développés. Ils n’ont pas réussi non plus à transformer les structures sociales, à former des ouvriers hautement qualifiés, à réaliser de profonds changements dans le domaine de la culture et de la technologie, à ouvrir le chemin de la promotion aux plus larges masses de travailleurs, à la jeune génération qui aujourd’hui se retrouve contrainte d’émigrer vers de nouveaux horizons.

Et maintenant que le président Maduro se trouve coincé entre le marteau et l’enclume, on commence à comprendre que les crises peuvent être interminables et précipiter le Venezuela dans un abîme sans fond. Et pendant ce temps, les événements ont poussé la crise un cran plus loin. Désormais, on peut déplorer des morts lors des manifestations contre le gouvernement (120 personnes entre avril et juillet derniers). Selon les chiffres officiels, en 2017 le Venezuela est devenu le pays le plus dangereux du monde, après le Salvador, avec plus de 26 600 morts.

En ce moment, l’afflux massif de migrants se poursuit vers les pays limitrophes. Pour ne donner qu’un exemple, le Brésil a déclaré «l’état d’urgence sociale» après avoir accueilli 10 000 réfugiés pour le seul mois de janvier. On estime qu’un million huit cent mille personnes, soit 5% de la population totale, quittera le pays en 2018. Cette catastrophe humanitaire prend des contours plus nets jour après jour, avec la pénurie d’aliments et de médicaments, lesquels représentent 51% d’importations avec les machines et le transport.

Pour enrayer cette crise politique, économique et sociale sans précédents, Nicolás Maduro a pris la décision, avec l’aval de l’Assemblée constituante acquise au chef de l’État, de convoquer un scrutin anticipé, voire forcé. L’élection présidentielle, qui s’était tenue jusqu’ici au mois de décembre et qui avait été avancée au 22 avril, a été finalement repoussée au 20 mai prochain. Cette manœuvre précipitée a été condamnée par les douze pays latino-américains du Groupe de Lima, considérant par la voix du chef de la diplomatie chilienne Heraldo Muñoz que «cette décision empêche le déroulement d’élections présidentielles démocratiques, transparentes et crédibles».

Délicate problématique donc en ce mois de mai charnière pour l’héritier de l’idéologie chaviste qui a conduit le pays à la ruine, bien que certains continuent encore à plaider en faveur de sa politique dite « populiste », mais sans en avoir subi les conséquences. Au cœur de cette crise, il y a des erreurs et des insuffisances du passé, et le malaise démocratique qui touche le pays depuis vingt ans reste intact. En effet, aucun progrès n’a été fait dans la démocratisation de la vie politique, condition sine qua non pour donner au peuple la possibilité de s’exprimer et d’exercer sa souveraineté librement. C’est là que réside le véritable populisme socialiste, consciencieux et visionnaire.

Par conséquent, cette tentative de retour à la stabilité sociale sera vouée à l’échec si le président vénézuélien ne sait pas mobiliser tous les composants de la vie politique dans un véritable gouvernement d’union nationale, doté d’un projet viable pour le pays, et reposant sur une vision globale de l’Amérique latine. Ce qui semble peu probable dans l’immédiat, car la dégradation institutionnelle est telle que les ministres des Affaires étrangères des pays membres du marché commun du Sud (Mercosur) ont décidé, en août dernier, de suspendre définitivement le Venezuela du bloc économique pour «rupture de l’ordre démocratique».

Le système politique vénézuélien reste ainsi largement bloqué par la concentration du pouvoir. «Il s’agit de savoir comment on gouvernera. Depuis toujours, il n’y a que deux méthodes : la force ou la ruse.2» Suivant les mots d’Aragon, en avançant la date des élections de plusieurs mois, Nicolás Maduro semble avoir réussi sa manœuvre de déstabilisation à toute intention de former une coalition de la part de l’opposition, une opposition très affaiblie par ce que l’Église avait évoqué l’année dernière comme la mise en place d’une «dictature».

Toutefois, dans cette nouvelle phase qui s’ouvre vers une conception incertaine de l’avenir, le paysage de la campagne présidentielle finit de se mettre en place. Un accord in extremis a été trouvé entre le gouvernement et deux candidats fantômes de l’opposition : Javier Bertucci, un pasteur évangéliste peu connu des électeurs, et Henri Falcón, ex-allié d’Hugo Chávez et gouverneur de l’État de Lara (2008-2017). Or, beaucoup se demandent si ce chaviste dissident est un véritable adversaire ou un allié crypté de l’actuel président. En effet, on ne peut pas dire, après l’accord entre Falcón et Maduro, que ce dernier ait fait preuve d’une incroyable capacité à tendre la main à l’adversaire. Dans ce sens, le journal TalCual apporte un témoignage qui ne laisse pas de doute : «Ne nous voilons pas la face, pour rendre crédible cette élection présidentielle, le régime avait besoin d’un candidat capable de représenter un contrepoids au président sortant, Nicolás Maduro. Mais quand les lumières des projecteurs se sont éteintes […] et que les caméras ont disparu, le chef de l’État et son soi-disant adversaire se sont serrés la main, très émus, se sont mutuellement félicités pour le spectacle grandiose qu’ils venaient de produire pour démontrer l’esprit démocratique de cette dictature.»

Et le journal El Nacional constate avec des mots très durs à entendre pour les Vénézuéliens, fiers il y a deux décennies de la révolution bolivarienne prônée par Hugo Chávez : «la MUD a permis que se développe en son sein une sorte de « chavisme light », en la personne de Henri Falcón, qui s’est porté candidat à la présidentielle et servira désormais de punching-ball au boucher Maduro.»

C’est là un élément essentiel de la situation actuelle : profondément divisée quant à la conduite à tenir face à la toute-puissance de l’héritier du chavisme, la MUD («Table de l’Unité Démocratique», composée d’une vingtaine de partis de l’opposition) n’a pas réussi à définir une solide stratégie capable d’enrayer cette spirale qui entraîne dans son mouvement institutions, partis, cohésion sociale, tolérance, vies humaines et, enfin, la légitimité même de l’État. Dans ce sens, Ángel Oropeza, le coordinateur de la MUD, avait déclaré que la coalition d’adversaires au gouvernement ne participerait pas aux élections, car ce «n’est qu’un simulacre frauduleux et illégitime d’élection présidentielle […], un show du gouvernement pour simuler une légitimité dont il ne dispose pas.» Mais une deuxième lecture de cette non-participation révèle un fait encore plus grave : le manque de consensus au sein même de l’Union démocratique. Voici l’analyse de Félix Seijas, directeur de l’institut de sondage Delphos : «Maduro se trouve sans doute au moment où il est le plus faible, mais il puise sa force dans l’affaiblissement, les erreurs et le manque de cohésion et de cohérence de l’opposition. C’est ce qui lui donne de l’oxygène.» Et sur l’avenir de la MUD, Seijas reste sceptique : «Si la MUD n’a pas de plan, si dans les deux prochains mois elle échoue à mobiliser la société civile, je pense qu’elle va disparaître

Comme on peut le constater, l’opposition dans son ensemble ne sert aucunement de contrepoids aux incertitudes qui pèsent sur la reconstruction du pays. Et Maduro s’est chargé de bannir toute personnalité qui paraîtrait prendre trop d’importance à son projet de réélection. C’est le cas de Henrique Capriles, 45 ans, candidat de l’opposition contre Hugo Chávez en 2012 et qui avait été défait de très peu par Maduro en avril 2013 : l’ancien gouverneur de l’État de Miranda (2008-2017) a été condamné l’an passé à 15 ans d’inéligibilité, accusé de gestion frauduleuse. Un autre leader proscrit est le très populaire Leopoldo López, 46 ans, fondateur du parti Voluntad Popular, ayant pris la tête des manifestations contre Nicolás Maduro en 2014 : contestation qui l’a conduit en prison, dont il a été libéré l’an passé après trois années d’incarcération, mais il reste sous résidence surveillée. De son côté, Antonio Ledezma, 62 ans, ancien maire de Caracas balayé par Hugo Chávez à la fin des années quatre-vingt-dix, a été arrêté en 2015 et placé en résidence surveillée avant de prendre la fuite l’an passé vers l’Espagne.

Disons-le derechef : pour Maduro, il n’y a que lui et, vu la manière dont il considère l’opposition, on voit mal ce qui pourrait, à ses yeux, freiner sa marche triomphale vers un nouveau mandat qui pourrait le catapulter jusqu’en 2025. Profitant donc du fait que face à lui personne ne réussit à faire consensus, le clan Maduro pense pouvoir établir la domination d’un pouvoir unique : le leur. Même au sein de son gouvernement, la moindre critique le hérisse. Toute contestation le fait sortir de ses gonds. Par exemple, divulguer les chiffres de la crise sanitaire, comme l’a fait Antonieta Caporale, relève du crime de lèse-majesté : la ministre de la santé a été démise de ses fonctions en mai 2017 pour avoir révélé que le taux de mortalité infantile avait augmenté de 30%, et la maternelle de 65%, entre 2015 et 2016. Le même bulletin épidémiologique avait confirmé ainsi la grave situation de la santé vénézuélienne avec une augmentation de 76,4% dans les cas de paludisme, maladie qui avait été éradiquée du pays et qui, selon un rapport établi par des associations médicales, a rebondi pendant ces trois dernières années.

Dans ce contexte menaçant dangereusement l’existence de l’État, au bord de l’implosion, une question demeure : le Venezuela a-t-il touché le fond ? Et, si tel est le cas, a-t-il une chance de s’en sortir sans l’intervention de forces étrangères, sans pourtant évoquer une option militaire comme l’avait fait Donald Trump en août dernier ?

Le Venezuela n’est pas menacé d’une guerre civile, mais d’un désordre qui peut mettre un frein à des processus de développement non seulement de la région, mais aussi de certains pays de la communauté internationale. C’est pour cette raison que, avec ces élections anticipées, Nicolás Maduro est animé par un double souci : celui, d’abord, de créer les conditions pour la stabilisation d’une économie minée par une affectation incorrecte des ressources ; ensuite, celui d’apaiser la tension que la situation interne provoque avec l’Amérique latine et les États-Unis.

En attendant une réponse concrète à ces questions essentielles, l’idéal chaviste continue à surfer sur la vague d’incertitude générée par une opposition qui ne sert aucunement de contrepoids. C’est un processus qui prendra du temps et qui fait naître nombre d’interrogations, dans une communauté internationale paralysée, et surtout parmi les millions de Vénézuéliens exaspérés par l’incertitude du lendemain. Par conséquent, malgré ce «simulacre d’élection», sorte de diagonale du vide empruntée par Maduro pour assurer sa continuité à la tête du pouvoir, rien ne permet d’augurer une pacification du pays.

Eduardo UGOLINI

  1. Henry Monnier (1799-1877), Grandeur et Décadence de M. Joseph Prudhomme.
  2. Louis Aragon (1897-1982), Beaux quartiers, III, VI.