À la frontière du Chili et de la Bolivie : des blessures mal cicatrisées depuis plus d’un siècle

Quand on évoque la violence qui fait rage et la situation économique dramatique dans laquelle se trouvent de nombreux pays d’Amérique latine, il est un événement qui retient rarement l’attention : le litige frontalier entre le Chili et la Bolivie. Aujourd’hui, ce litige qui est jugé cette semaine à la Cour de justice de La Haye montre à quel point une chaîne de montagnes, aussi imposante soit-elle, ne constitue pas une frontière en elle-même, et qu’il n’existe pas de frontière naturelle sans accord politique préalable. Le cas de la Bolivie en est un exemple frappant.

Photo : Cooperativa

Certaines régions du monde expriment par excellence l’idée, très répandue dans l’Antiquité, selon laquelle les dieux ont toujours habité les endroits privilégiés, d’où sont sortis les plus grands royaumes, les plus grandes concentrations de population. C’est le cas, par exemple, de Rome, d’Istanbul, de Londres, de New York, de Buenos Aires, de Rio de Janeiro, de Shanghai… Ces immenses métropoles doivent leur destinée à un emplacement stratégique : l’accès à la mer, assurant ainsi tous les avantages du commerce maritime. Le droit de la mer, c’est ce que réclame aujourd’hui la Bolivie.

En effet, enclavé dans la cordillère des Andes, le peuple bolivien a le privilège d’évoluer tout près du ciel mais loin, très loin du continent liquide dont les réserves – animales ou minérales – s’avèrent de plus en plus nécessaires à la nourriture et à la survie de l’humanité. C’est là un élément clé de l’affrontement diplomatique entre les deux pays voisins. Car pour la Bolivie l’enjeu territorial est surtout économique, si l’on tient compte du fait que ce pays, qui fit partie du berceau de l’Empire inca, est aujourd’hui le plus pauvre de l’Amérique latine.

Pour mieux comprendre ce que les avocats et d’autres représentants du Chili et de la Bolivie tentent de démêler à présent devant la Cour internationale de Justice de la Haye, un bref rappel sur la dimension historique du litige s’impose. Tout a commencé avec la conquête espagnole, au XVIe siècle, et l’effondrement de l’empire inca, et avec la lente émergence d’États-nations au XIXe siècle. C’est à ce moment-là que la cordillère des Andes est devenue une véritable chaîne, une chaîne qui est apparue dans toute son ampleur pour la Bolivie au moment du tracé des frontières avec le Chili.

Initialement, c’est-à-dire depuis la conquête espagnole, la Bolivie, qui dépendait alors de la vice-royauté du Pérou, bénéficiait d’un accès à la mer (une fraction importante du Chili septentrional actuel était bolivienne). Mais la découverte de gisements de nitrates dans la région d’Atacama, aujourd’hui désert du nord du Chili, bouleversa le fragile équilibre des frontières. Les gisements ayant été concédés à une compagnie britannique qui employait une main-d’œuvre chilienne, le Chili, peu à peu, s’arrogeait un droit d’exploitation que lui contestait la Bolivie.

Dans un premier temps, un accord, réalisé en 1866, laissa indivisée la région comprise entre le 23e et le 25e parallèle, jusqu’à ce qu’éclate en 1879 la guerre dite du Pacifique, opposant le Chili à la Bolivie et au Pérou. Le Chili vainqueur, les Boliviens perdirent leur accès à la mer (1883), et les Péruviens la province sud de Tarapacá (1853) qui fait partie désormais du Nord chilien. Devenue un État enclavé à l’intérieur des terres, la Bolivie a réclamé sans cesse le rétablissement de son accès à l’océan Pacifique perdu face au Chili. «La cause de la Bolivie est une cause juste», a déclaré le président Evo Morales qui, depuis avril 2013, demande à la CIJ la renégociation des frontières.

Rappelons qu’à l’issue de la guerre contre le Chili, il y a plus de 130 ans, le pays andin avait perdu 120 000 km2 de son territoire et surtout 400 km de littoral le long du désert d’Atacama. «La Bolivie est née avec la mer et les deux sont inséparables : depuis son enclavement forcé, notre pays ne peut profiter des richesses et des opportunités offertes par les océans», a dit M. Morales il y a quelques semaines lors d’une conférence de presse. Et l’ancien président bolivien Eduardo Rodríguez Veltzé, membre de la délégation présente à La Haye, a ajouté que «la croissance annuelle du PIB de la Bolivie serait supérieure d’au moins 20 % si elle n’avait pas été privée d’un accès à la mer». Mais il ne s’agit pas seulement de la mer : une vingtaine de militants boliviens étaient présents le 20 mars à La Haye devant la Cour internationale de Justice, affirmant que la perte de la mine de Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde, qui se trouve dans la zone disputée, avait de graves conséquences économiques pour les peuples indigènes du pays. Aussi, au cœur du débat se trouve la ville d’Antofagasta, capitale minière du Chili.

De son côté, le Chili réclame le respect des frontières telles qu’elles ont été ratifiées lors de l’accord de paix de 1904. En ce sens, le président chilien Sebastián Piñera a estimé que son pays n’avait «aucune obligation de négocier» un accord que la Bolivie avait signé. Toutefois, M. Piñera s’est montré conciliateur, en ajoutant que son pays était «disposé à écouter et à dialoguer avec la Bolivie, étant entendu que c’est la meilleure façon de gérer les relations entre les deux pays voisins».

Les plaidoiries ont commencé le lundi 19 mars et se sont poursuivies jusqu’au 28 mars. C’est la dernière étape du procès que le gouvernement bolivien avait initié en 2013 à La Haye. La décision de la Cour n’est pas attendue avant plusieurs mois.

Eduardo UGOLINI