États-Unis et Amérique latine : y a-t-il un pilote au Département d’État ?

Thomas Shannon, sous-secrétaire d’État des États-Unis en charge de l’Amérique latine, vient d’annoncer sa démission. Il est le dernier d’une longue série. Les décisions personnelles de ce type se sont multipliées ces derniers temps. Quelles seraient les raisons derrière ces démissions en dominos ?

Photo : Thomas Shannon/Globovisión

Le ministère des Affaires étrangères des États-Unis, ou Département d’État, est divisé en différents sous-secrétariats géographiques. Pour l’Amérique latine, ce service porte le nom de sous-secrétariat aux affaires hémisphériques. Thomas Shannon, est, était, un professionnel respecté. Tout simplement parce qu’il était d’une rare compétence, reconnue par les administrations tant démocrates comme républicaines. En 35 ans de carrière, il a en effet « servi » les politiques latino-américaines de six présidents et dix secrétaires d’État.

Son curriculum pour l’essentiel a concerné l’Amérique latine. Il a en effet commencé sa carrière au Guatemala en 1984. Puis a été en poste à Caracas au Venezuela de 1996 à 1999, directeur des affaires interaméricaines au Conseil de sécurité nationale de 1999 à 2000, directeur des affaires andines au département d’État de 2001 à 2002, sous-secrétaire adjoint aux affaires hémisphériques de 2002 à 2003, directeur des affaires hémisphériques au Conseil de sécurité nationale de 2003 à 2005, sous-secrétaire pour les affaires de l’hémisphère occidental de 2005 à 2009, ambassadeur au Brésil, de 2010 à 2013, puis de nouveau sous-secrétaire aux affaires hémisphériques en 2016, nomination confirmée en 2017.

Sa démission, a-t-il déclaré, a une seule motivation, celle « de prendre un moment de repos ». « Cette décision », a-t-il ajouté, « est personnelle, motivée par le désir de profiter de ma famille, faire un bilan de ma vie et prendre un nouvel élan pour les années qui me restent. » Il a enfin conclu vouloir « exprimer sa profonde gratitude au Secrétaire [d’État] et au Président pour le privilège d’avoir servi aux plus hauts niveaux du département pendant un an ». Sur le même mode, Rex Tillerson, Secrétaire d’État en fonction, a remercié Thomas Shannon « pour ses profondes connaissances, le rôle qu’il a joué pendant la transition [des administrations Obama à Donald Trump], et son apport à la stratégie élaborée l’année dernière ». Soit.

Y a-t-il un dénominateur commun à cette vague de démissions ?

Les décisions personnelles de ce type se sont multipliées ces derniers temps. Ce qui conduit à s’interroger sur le dénominateur commun de ces démissions. Démission de l’ambassadeur des États-Unis en Haïti, Peter Mulrean, démission de John Feeley, ambassadeur des États-Unis à Panama, démission de l’ambassadrice des États-Unis au Mexique, Roberta Jacobson, sous-secrétaire d’État aux affaires hémisphériques de 2011 à 2016 . « Après 31 années au service du gouvernement des États-Unis » a-t-elle indiqué, « je pars à la recherche de nouvelles opportunités ; […] au bon moment pour de nouveaux défis et aventures ». Soit. Ces démissions en dominos n’auraient-elles pas d’autres raisons ? Révélatrices d’un malaise qui déstabilise la diplomatie des États-Unis au point de contraindre plusieurs de ses acteurs parmi les plus expérimentés à renoncer ?

Quelques éléments de réponse

Premier élément à verser au débat, le président Trump n’a pas d’atomes crochus avec tout ce qui est administration publique. Il vient du monde des affaires, un monde qui vit au rythme du présent, celui de la bourse, et celui des messageries électroniques. Les diplomates, gens du complexe, ne sont pas adaptés à la guerre commerciale qu’il a engagée dès les premiers jours de son mandat. Rex Tillerson, son ministre des Affaires étrangères, est un responsable du secteur pétrolier. Les crédits du Département d’État ont été écrêtés. Le périmètre des emplois a été revu à la baisse, avec à la clef 2300 licenciements. Les programmes d’aide et de coopération, en particulier avec l’Amérique latine, ont été « allégés ». Les ambassadeurs en mission spéciale ont été remerciés. Plusieurs postes sont laissés indéfiniment vacants. La porte-parole du Département d’État, Heather Nauert, reflétant la culture entrepreneuriale présentiste et « jeuniste » en vigueur, n’en a cure. Elle a signalé que ces décisions personnelles n’affectaient pas l’efficacité du Département d’État. « Jacobson, Shannon, si on y regarde de près, ont occupé leurs fonctions un terrible bout de temps, au même endroit. […] On a un paquet de gens qualifiés, des nouvelles générations […] pour les remplacer. » Reste que, pour l’instant, les crédits militaires ont été relevés, alors que ceux de la diplomatie sont en berne.

Brutalité et martialité du verbe présidentiel

On peut comprendre les départs sur la pointe des pieds de hauts fonctionnaires formés aux vertus du dialogue, de la négociation et du compromis. Et ce d’autant plus que la diplomatie d’influence n’est plus à l’ordre du jour. La brutalité et la martialité du verbe présidentiel, accrues par le choix des supports, les « touits », peu propices aux nuances, enlèvent leurs sens et leur vocation au travail diplomatique. « America first », c’est l’injonction adressée au président mexicain, Enrique Peña Nieto, « tu payes le mur, sinon on a rien à se dire ». C’est aussi le rappel à l’ordre au chef d’État colombien, Juan Manuel Santos : « ton accord de paix c’est bien, mais tu as négligé de combattre le trafic de stupéfiants ». Haïtiens et Salvadoriens ont de façon plus concises été qualifiés de « pays de merde ». Avec un logiciel comme celui-là, représenter les États-Unis, à Mexico, Port-au-Prince ou Tegucigalpa, entre autres, relève de la mission impossible.

Le Secrétaire d’État Rex Tillerson a en catastrophe, début février 2018, vendu une déclaration Monroe à vocation commerciale anti-chinoise et anti-russe, assortie de guerre froide à l’égard du Venezuela, à différents gouvernements supposés encore amis. Pas sûr qu’ils soient convaincus que leurs intérêts soient de ce côté-là. La Chine est devenue pour beaucoup un partenaire central, et prévisible. Quant à partir en guerre avec le Venezuela au nom des États-Unis, c’est d’autant moins à l’ordre du jour que Thomas Shannon, fin février, a effectué une dernière mission dans divers pays latino-américains, signalant que l’option militaire n’était pas à l’ordre du jour.

Jean-Jacques KOURLIANDSKY