Alfredo Pita et son roman « Ayacucho », de la violence péruvienne des années 80 et 90

1970 : fondation de Sentier lumineux (Partido Comunista del Perú – Sendero luminoso) par Abimael Guzmán. 1980 : Sentier lumineux se lance dans l’action de « guerre populaire ». 1983 : des journalistes sont massacrés à Uchuraccay. 1989 : Vicente Blanco fait la connaissance de Rafael Pereyra, journaliste péruvien qui vit à Paris. 1991 : Vicente a convaincu son journal espagnol de lui confier un long reportage sur la guérilla au Pérou, il s’installe à Ayacucho, le foyer principal de la lutte où il restera plusieurs mois.

Photo : Alfredo Pita/El Montonero – éd. Métailié

C’est un peu par hasard, à partir de sa rencontre avec Rafael, que Vicente s’intéresse à ce qui se passe au Pérou et qu’il veut essayer de découvrir la réalité de Sentier lumineux. Il enverra des articles à son journal de Bilbao. Il découvre une ville en état de siège, avec couvre-feu quotidien et le soupçon constant d’être vu ou entendu. Il se rend compte très vite que ses mouvements sont surveillés de près, les militaires qu’il rencontre se font un plaisir de le lui faire comprendre. Dès les premiers jours, il a l’occasion de découvrir sa première victime de « la violence ». Qui a tué les journalistes en 1983 ? Qui a tué cet homme en 1991 ? L’armée ? Les paysans du lieu, pris entre deux feux ? Sentier lumineux ? Vicente, l’étranger potentiellement gênant pour les autorités représentées par la délégation militaire envoyées de Lima, par un vieil universitaire réactionnaire au point de souhaiter un « nettoyage » ethnique efficace et par l’évêque de la ville, entame une enquête très encadrée.

Ayacucho, « le coin des morts » en quechua. Ironie de l’histoire. La bataille de 1824, véritable guerre civile entre ceux qui restaient loyaux à la couronne espagnole et ceux, parfois des cousins ou des frères, qui étaient séduits par les idées nouvelles, l’indépendance, la liberté, racontées par un vieux juriste local, prennent des airs d’un récit digne de Chateaubriand, et on est pourtant à la fin du XXe siècle. C’est un récit nécessaire, malgré les deux siècles qui nous séparent, car l’enchaînement des faits historiques ne s’arrête plus, entre l’indépendance du Pérou et l’actualité.

Une violence irrationnelle (celle de Sentier lumineux) tente d’anéantir une autre violence irrationnelle (celle des militaires), c’est ce que découvre le journaliste, pour lequel se pose un autre problème : que dire, et comment le dire, à ses compatriotes, les lecteurs espagnols, tellement éloignés du conflit ? Et puis, comment naviguer parmi ces inconnus, journalistes locaux eux-mêmes menacés en permanence, simples citoyens vivant chaque jour au cœur de cette « violence irrationnelle », autorités certaines de leur puissance implacable ou jeune prêtre d’origine espagnole, bras droit de l’évêque qui, lui, est un membre actif de la terrible Opus Dei ? Peu à peu, Vicente se coule dans la réalité multiple de la ville et découvre les complexes ressorts du pouvoir à l’échelle locale, mais en lien étroit avec Lima. D’abord, il découvre, puis tout s’accélère : la violence, l’horreur jusque là pressenties éclatent en plein jour.

Il y a un moment, au cœur du roman, où Vicente se dit que pour lui, après des semaines passées à Ayacucho, « l’exotisme s’est dissipé ». Il se passe exactement la même chose pour le lecteur : tout ce qu’il pouvait savoir de cette époque de l’histoire du Pérou, enthousiasme romantique dévoyé ou pure horreur, s’est estompé, et sa vision est devenue celle de ceux qui ont vécu cela au quotidien. Il faut rendre hommage à Alfredo Pita d’avoir su aller aussi loin dans une analyse aussi complexe, mais de l’avoir fait dans un récit à la fois limpide et passionnant. On connaissait, en théorie, ce qui s’est passé au Pérou dans les années 80. Avec Ayacucho, on l’a vécu de près.

Christian ROINAT

Ayacucho, d’Alfredo Pita, traduit de l’espagnol (Pérou) par René Solis, éd. Métailié, 384 p., 22 €.

Alfredo Pita en espagnol : El cazador ausente, ed. Seix Barral.

Alfredo Pita en français : Le chasseur absent, éd. Métailié.

Alfredo Pita est originaire des Andes péruviennes. Il est né en 1948 à Celendín mais vit actuellement à Paris. Il a d’abord été journaliste, puis, dans les 1980, alors que le Pérou s’enlise dans une profonde guerre civile, il se charge de couvrir l’information à Ayacucho, au cœur du conflit armé.  Auteur de plusieurs romans, il a été récompensé à de nombreuses reprises notamment pour son livre Le Chasseur qui a obtenu le Prix International Las dos Orillas et qui a connu un grand succès en Europe. Il a également écrit des recueils de nouvelles récompensés au Pérou. En 2018, il publie Ayacucho, roman qui plonge le lecteur au centre de la violence péruvienne.