L’impunité n’est pas éternelle : des pilotes des vols de la mort enfin condamnés en Argentine

Le procès ESMA III, peut-être l’un des plus importants concernant la dictature, se termine sur 48 condamnations. Pour la première fois, des pilotes des vols de la mort étaient aussi jugés. Retour sur les cas Julio Poch et Alfredo Astiz et sur le témoignage de trois survivantes.

Photo : Acosta et Astiz/Leandro Teysseire, Página 12

Le troisième procès pour crimes contre l’humanité commis dans la ESMA, l’École de mécanique de la Marine de guerre, situé à Buenos Aires, a commencé le 28 novembre 2012. La ESMA était un centre de détention, de tortures et d’extermination par lequel sont passés plus de 5 000 opposants à la dictature qui ont ensuite disparu. Cinq ans plus tard, 54 militaires sont jugés pour tortures ou disparition de 789 personnes.  Le premier procès a eu lieu en 2007, le deuxième en 2011. Le troisième procès vient de se terminer sur 48 condamnations.

Les vols de la mort, le récit de trois survivantes

Aéroport de Buenos Aires, portés à bord et jetés vivants à la mer dans le río de la Plata ou l’océan Atlantique. En 1979, Sara Solarz, Alicia Milia et Ana María Martí, trois survivantes de l’ESMA écrivent leur témoignage sur les « transferts » (traslados), un euphémisme pour nommer les vols de la mort : « Les transferts se faisaient les mercredi. On leur disait qu’ils étaient transférés vers le sud du pays. Personne ne savait à qui serait le tour. Les gens devaient rester immobiles, une cagoule sur la tête, une chaîne aux pieds. Les gardes commencent alors à appeler des numéros. Nous n’avions plus de noms, nous étions des numéros. À l’infirmerie, un infirmier leur injectait un produit qui les rendaient somnolents puis ils étaient emmenés en camion. On n’en revoyait jamais aucun… » On sait maintenant que les prisonniers étaient menés à un aéroport militaire, chargés à bord et jetés dans le río de la Plata ou dans l’océan Atlantique.

L’histoire du pilote Julio Poch

Restaurant Gado Gado, île de Bali, Indonésie, décembre 2003. Les pilotes de la compagnie aérienne néerlandaise à bas coût Transavia jouissent d’un congé exceptionnel offert par la compagnie, cette année à Bali. Parmi eux, Julio Poch, un pilote argentin naturalisé hollandais. Lors d’un repas, les pilotes observent à la télévision les préparatifs du mariage de l’Argentine Maxima Zorreguieta avec le prince Guillaume des Pays-Bas. Un des pilotes remarque : « Elle est sympa, dommage qu’elle a le père qu’elle a… ». Le père de Maxima, Jorge Zorreguieta, a été Secrétaire à l’Agriculture durant la dictature. Un autre pilote dit alors : « Parait qu’ils ont jeté des milliers de prisonniers vivants à la mer. Quelle horreur ». Julio Poch s’énerve et raconte que lui, a fait partie de ces vols qui ont jeté des gens à la mer. Geert Geroen, alors chef de Poch ainsi que son collègue Tim Weert racontent :

Tim Weert : Comment as-tu pu faire ça ?
Poch : Vous n’avez rien compris, vous ne savez rien. Comprenez qu’il s’agissait d’une guerre où meurent des gens des deux côtés. C’étaient des terroristes de gauche, ils ne méritaient rien d’autre.
TW : Pourquoi ne pas avoir rendu les corps à leur famille ou à ces Mères qui portent ces pancartes ?
P : Elles auraient dû savoir que leurs enfants étaient des terroristes. On aurait dû tous les tuer.
TW : C’est une façon inhumaine de tuer des gens.
P : Ils étaient drogués.

Extradé vers l’Argentine

Horrifiés, Geert et Geroen dénoncent Poch auprès de la direction qui transmet au Ministère public. Celui-ci écoute les témoignages des présents à Bali et envoie des magistrats en Argentine pour enquêter sur l’existence de ces vols. En 2008, le juge argentin Sergio Torres, en charge du dossier ESMA, demande aux Pays-Bas l’arrestation de Poch en vue d’une extradition pour « détention illégale, torture, disparitions et meurtres » commis pendant la dictature militaire. La justice hollandaise refuse, se prévalant de la double nationalité de Poch. Il faut attendre qu’il quitte les Pays-Bas et soit sur le territoire d’un pays plus « réceptif » ; ce qui arrive lorsque Poch fait escale, en 2009, à Valence en Espagne lors de son dernier vol avant de prendre sa retraite. À son arrivée, il est attendu par des agents du Groupe de Localisation des Fugitifs de la police espagnole qui l’arrêtent. Il est bientôt extradé vers l’Argentine.

Un accusé bien connu en France

Parmi les accusés à la perpétuité, le « Tigre » Jorge Acosta, Ricardo Cavallo et surtout le lieutenant de vaisseau Alfredo Astiz. Connu comme l’ange blond de la mort, Astiz est le militaire qui a arrêté 12 personnes travaillant pour les Mères de la Place de Mai en décembre 1977 dont les religieuses françaises Alice Domon et Léonie Duquet. Toutes disparaissent. Le corps de trois d’entre ces victimes réapparaît plusieurs semaines plus tard sur une plage et sont enterrés dans un cimetière côtier. Ce n’est qu’en 2005 que l’on découvre qu’un de ces corps est celui de Léonie Duquet, probablement victime d’un de ces vols de la mort. En 1990, Alfredo Astiz avait été condamné à la perpétuité par un tribunal français pour ces disparitions.

Un procès historique

Il s’agissait en ce mois de novembre 2017 de juger 54 militaires pour enlèvements, tortures, mort et disparitions de 789 personnes. Les juges ont écouté les témoignages de plus de 800 personnes. Le tribunal a condamné 29 militaires à la perpétuité et 19 autres à des peines allant de 8 à 25 ans de prison. Incroyablement, Julio Poch a été absous… Plus curieux mais si important de nos jours, la sentence ordonne que les journaux Clarín, La Nación, La Razón, Crónica, Para Tí, Gente et La Prensa rectifient les fausses informations que ces médias avaient publié durant la dictature. L’impunité n’est pas éternelle…

Jac FORTON

Pour plus d’information sur les procès en Argentine, voir le site de HIJOS, Hijos e Hijas por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio (Enfants pour l’Identité et la justice et contre l’oubli et le silence).