La démocratie est-elle en danger en Argentine ? Retour sur les procédures douteuses du pouvoir judiciaire

C’est ce que dénonce l’ancien président de la Cour suprême Eugenio Zaffaroni. Selon ce magistrat, « la persécution idéologique, la fin de l’impartialité de la justice, la pression sur les juges et le pluralisme » mettent l’État de droit en danger en Argentine. Vers un pouvoir judiciaire aux ordres du gouvernement ?

Photo : Eugenio Zaffaroni/Nación Pro.com

Lors d’une réunion publique dans un salon bondé du Congrès, le juge Eugenio Zaffaroni alerte : « Il faut affronter la peur et sauver le terrain démocratique qu’ils veulent remplir de boue », lance-t-il devant un parterre où se trouvaient, entre autres personnalités, Estela Carlotto des Grand-Mères de la Place de Mai et le romancier Mempo Giardinelli (Docteur Honoris Causa de l’Université de Poitiers).

« La République craque, la démocratie et le pluralisme sont en danger… »

Et cet ancien magistrat d’ajouter : « Les corrompus actifs veulent manipuler les juges pour garantir leur impunité et continuer leurs négoces obscurs dans les paradis fiscaux ». Le magistrat se réfère au fait que les Panama Papers ont révélé que le président Mauricio Macri et sa famille possédaient des comptes cachés dans des îles caraïbes et les Paradise Papers sortis tout récemment montrent que deux ministres actuels, Luis Caputo (Finances) et Juan José Aranguren (Énergie), issus de multinationales (Deutsche Bank et Shell), étaient ou avaient été les bénéficiaires de comptes dans plusieurs paradis fiscaux. De nombreux PDG de grosses entreprises, proches du président Macri, sont dans le même cas. Un livre a révélé que 135 sociétés offshore étaient contrôlées par 74 grands entrepreneurs, politiciens, avocats et footballeurs argentins dans 17 paradis fiscaux…[1]

Le cas Milagro Sala

En octobre 2009, l’organisation Tupac Amaru, représentant les Indiens Coya, a organisé une protestation contre le gouverneur de la province de Jujuy, Gerardo Morales. Des œufs sont lancés contre lui. En 2016, Mauricio Macri est élu président et Gerardo Morales, du même parti que Macri, réélu gouverneur de la province de Jujuy. À peine les élections terminées, Morales fait arrêter Milagro Sala, présidente de Tupac Amaru, « pour avoir organisé la manifestation ». Seulement, madame Sala n’a pas organisé cette manifestation ni même y était présente. De plus, elle est députée du Parlasur, le Parlement du Mercosur[2], ce qui lui confère une certaine immunité parlementaire. Mais cela fait deux ans qu’elle est en « détention préventive » dans une prison de Jujuy sur les déclarations d’un témoin, René Orlando Arellano, qui affirme avoir participé à une réunion d’organisation dans la maison de Sala ; réunion qui en réalité n’a jamais eu lieu. Après enquête, la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) « recommande » au gouvernement argentin de libérer Sala. Le président Macri et le gouverneur Morales ont complètement ignoré la CIDH… Pour Milagro Sala, « ce qui fâche Morales, c’est que nous les Coyas, que les gens comme Morales traitent de « nègres », ont levé la tête, peuvent s’organiser et s’opposer à eux ». De fait, nombreux sont les analystes qui estiment que sa longue détention « préventive » est un avertissement aux opposants politiques et une criminalisation de la protestation sociale.

La démission forcée de la Procureure générale

Alors que le poste de Procureure générale (cheffe du Ministère Public argentin) est fixe, le gouvernement Macri et son ministre de la Justice, Germán Garavano, ont voulu forcer la procureure Alejandra Gils Garbo à renoncer au poste sous prétexte « qu’elle en est indigne car « kirchneriste » » (c’est-à-dire partisane de la présidente Cristina Kirchner). Non seulement Gils Garbo n’a jamais été « kirchnériste » et n’a jamais milité pour un parti politique, mais elle avait été nommée à son poste par le Congrès.… Pour Julio Maier, ancien juge et président de la Cour suprême de la ville de Buenos Aires, « ce qu’affirment le président et son ministre ne sont qu’un tissu de mensonges ». Pour un autre poids lourd judiciaire, León Arslanian, ancien ministre de la Justice et ancien ministre de la Sécurité de la ville de Buenos Aires, « on lui fait un procès absurde de la pire mauvaise foi ». Finalement, la procureure a donné sa démission. Le sentiment est que le gouvernement veut contrôler le Ministère public et subordonner le pouvoir judiciaire à ses besoins politiques…

Un pouvoir judiciaire aux ordres ?

La journaliste Irina Hauser raconte que, lorsqu’un avocat voulait que s’écrive dans le compte-rendu de séance de la comparution d’un de ses clients que des personnes étrangères à la cause étaient présentes dans le bureau du juge fédéral, celui-ci a lancé à l’avocat : « Ici, vous n’avez aucun droit », et d’appeler deux policiers pour intimider l’avocat. Selon cette journaliste, « cela révèle un état de menaces qui habite les tribunaux fédéraux… qui a l’opposition politique pour cible de prédilection ». De fait, tout juge qui ne se montre pas actif dans la chasse aux politiciens ou proches de l’administration antérieure, se fait rabrouer et menacer. C’est le cas des juges Daniel Rafecas et Ariel Lijo (entre autres). Trois jours après une remontrance gouvernementale, ce dernier ordonnait l’arrestation de l’ancien vice-président Amado Boudou alors que l’enquête était toujours en cours. L’arrestation, réalisée de manière humiliante, fut filmée et le film immédiatement remis à la presse proche du gouvernement !

Les étranges procédures du pouvoir judiciaire

Lorsqu’il s’agit d’opposants politiques, certains juges s’autorisent d’étranges procédures : privation de liberté sans même de mise en examen, décisions politiques d’État considérées comme délit, avocats interdits de recevoir les documents de dossier pourtant remis à l’accusation, procédures par des corps spéciaux du gouvernement au lieu de procédures normales, arrestation pour ce que des personnes « pourraient faire » et non pour ce qu’elles sont accusées d’avoir fait, etc. C’est le cas de l’ancienne présidente Cristina Kirchner accusée de « traître à la patrie » pour avoir signé un traité avec l’Iran ; traité pourtant largement approuvé en son temps par la Chambre des députés et le Sénat. Les exemples abondent ainsi que les manifestations de surprise d’anciens magistrats de haut niveau tel León Arslanian, qui se demande « dans quel État vivons-nous, quel État nous attend, où sont passées les vertus républicaines ? ».

Le cas Santiago Maldonado

La justice étant ce qu’elle est en ce moment, la famille de Santiago Maldonado et son avocate, Verónica Heredia, demandent à ce que le dossier soit remis en des mains indépendantes du pouvoir exécutif. Pour elles, il est impensable que ce soient les mêmes services de l’État à l’origine de l’opération qui a mené à la mort du jeune homme qui soient chargés de l’enquête (un juge, la gendarmerie, les représentants du ministère de la Sécurité nationale, etc.). Le 2 novembre, le journal Clarín (proche du gouvernement) publie cette information : « le corps de Santiago était dans un trou d’eau, recouvert de végétation, entre des branches de saules dans un endroit où la lumière passe à peine ». Aucun démenti officiel mais, le 12 novembre, le journal Página12 (opposition) dément ce mensonge. Il interviewe un des plongeurs : « le corps flottait, n’était pas sous l’eau, il n’a pas dû être « libéré » des branches d’arbres, il était simplement retenu par une branche qui l’empêchait de dériver, bloqué à un endroit très visible où l’eau était transparente ». Finalement, ce n’est pas un chien de recherche qui l’a trouvé mais un plongeur… en amont de la rivière. Comment ce corps a-t-il pu « remonter le courant » ? On attend les résultats de l’autopsie vers le 24 novembre…

Le cas Mauricio Macri

Ou plutôt les cas. D’abord, Franco Macri, père du président, possédait l’entreprise Socma, propriétaire du service postal argentin (Correo Argentino) qui fit faillite au milieu des années 2000, laissant derrière lui une dette millionnaire à l’État[3]. Dès qu’il est élu, le président s’arrange pour que l’État « abandonne les poursuites ». Devant l’indignation populaire, le président recule et promet que son père remboursera une certaine somme. Ensuite, le président voit son nom apparaître dans les Panama Papers. Aucune procédure ne sera ouverte contre lui. Survient alors la vente de la ligne Macair appartenant à Franco Macri, à une nouvelle compagnie aérienne à faible coût qui a curieusement gardé tous les directeurs de la précédente. Il s’agissait de s’opposer à l’arrivée des vols à faible coût proposée par Avianca (ligne colombienne). Cette nouvelle compagnie reçoit de l’État dirigé par Mauricio Macri toutes les destinations (26) demandées, au détriment de la ligne nationale Aerolineas Argentinas. Bizarrement, aucun de ces épisodes n’a attiré l’attention de la justice. Trop occupée à emprisonner les opposants politiques du président sans doute…

La démocratie en danger ?

Dans un article publié le 13 novembre dernier dans le journal Página12, l’ancien secrétaire adjoint pour la Protection des droits humains et professeur à l’Université de Buenos Aires, Luis Alén, estime que « l’annulation de sentences de jugements de crimes contre l’humanité[4], la mise en procès de personnes pour « délits indéterminés », la prison sans jugement ni condamnation contre les fonctionnaires du gouvernement antérieur et des arrestations accompagnées d’un carnaval médiatique jamais vu auparavant, démolissent tout vestige de l’État démocratique de droit et annoncent la venue de l’État autoritaire… ».

Jac FORTON

[1] « Argenpapers : Les secrets de l’Argentine offshore dans les Panama Papers », de Santiago O’Donnell et Tomás Lukin, Penguin Random House Grupo Editorial Argentina, 1 oct. 2017. [2] Le Parlement du Mercosur est une institution du Mercosur, communauté économique d’Amérique du Sud, créé légalement le 9 décembre 2005 (Wikipedia). [3] Lire l’article sur le site de la BBC Mundo des 15 et 17 février 2017. [4] La députée Elisa Carrió, proche du président Macri, vient d’annoncer qu’elle « travaillait pour impulser la révision des procès pour crimes contre les droits humains » car il existerait « de nombreux cas de jugements sans preuves, résultat d’une vengeance du kirchnérisme et non de volonté de justice » ; une attaque sans précédent contre les pourtant longs procès pour crimes contre l’humanité menés par les tribunaux argentins.