L’ancien président chilien Eduardo Frei aurait bien été assassiné par Augusto Pinochet

Le 22 janvier 1982, l’ancien président Eduardo Frei Montalva (1964-1970) décède à la clinique Santa Maria à Santiago. Depuis, Carmen Frei, sa fille, dénonce un assassinat commis par les services secrets du général Pinochet et vient d’écrire un livre sur ce thème. Le juge Alejandro Madrid a récemment inculpé six personnes sous le chef d’assassinat. Hospitalisé pour une hernie au pancréas, l’ancien président Eduardo Frei Montalva (1) meurt subitement d’étranges « complications post-opératoires ». En 2000, sa fille Carmen Frei dénonce un assassinat car depuis 1980, Frei Montalva s’était ouvertement opposé à la dictature du général Augusto Pinochet. Elle vient de publier un livre « Magnicidio : la historia del crimen de mi padre » publié au Chili aux éditions Aguilar.

Photo : Bayano digital : Aguilar

La démocratie chrétienne et le coup d’État

Battu aux élections de 1970 par le socialiste Salvador Allende, le Parti démocrate chrétien (DC) de Frei Montalva devient un opposant féroce au nouveau président. Le 13 mai 1973, la DC élit Patricio Aylwin à sa présidence. Il est très agressif : « le gouvernement Allende est en train de détruire l’économie et de mener le pays à la misère et à la famine… Il a lancé une offensive totalitaire caractérisée par des illégalités, des abus, des mensonges, des injures, de la haine et de la violence à la recherche du pouvoir total qui lui permettra d’imposer une tyrannie communiste ». Le 22 août, la DC dénonce aux États-Unis de supposées « violations de la Constitution » par Allende, ce qui ouvre la voie à l’éventualité d’une action de l’armée. En fait, l’idée de la DC était que l’armée fasse tomber Allende de manière à pouvoir organiser de nouvelles élections par lesquelles, avec le soutien actif des États-Unis, la DC reviendrait au pouvoir. Pinochet, après le coup d’État du 11 septembre 1973, en décide autrement : tous les partis politiques, y compris la DC, sont interdits.

Frei Montalva s’oppose à Pinochet

Lorsque la DC se rend compte que les militaires n’organiseront jamais de nouvelles élections, Frei Montalva commence à s’opposer à Pinochet. Lorsqu’en 1980, celui-ci veut imposer une nouvelle Constitution, Frei s’oppose à lui. Le prestige national et international de Frei inquiète vraiment le dictateur : Frei devient un danger pour le régime. Fin 1981, l’ancien président est opéré d’une hernie au pancréas. L’opération est simple mais quelques semaines plus tard, il meurt étrangement d’une septicémie généralisée.

Les soupçons de Carmen Frei

Plusieurs années plus tard, Carmen Frei (2) lit le livre Sembra vientos (Qui sème le vent) écrit par Mariana Callejas, compagne de Michael Townley, un agent de la police secrète DINA. Une phrase la fait sursauter : « Je me rappelle que [le chimiste de la DINA Eugenio] Berrios a dit que la meilleure manière de se débarrasser d’un indésirable était de lui injecter une goutte de staphilocoque doré… » (3). Et Carmen se souvient de l’étrange mort de son père. Elle est maintenant convaincue qu’il a été empoisonné.

À la recherche de la vérité

En octobre 2002, Carmen porte plainte pour assassinat. La justice découvre que le rapport d’autopsie réalisé en 1982 a en fait été rédigé dix ans plus tard par d’autres médecins. En 2006, une nouvelle autopsie décèle des traces de gaz moutarde et de thallium. Le dossier Frei est attribué au juge Alejandro Madrid. Il s’aperçoit que deux des médecins de la Clinique Santa María étaient des agents de la DINA. En 2009, le juge Madrid inculpe six personnes : Patricio Silva, le médecin personnel de Frei, et Pedro Valdivia comme auteurs matériels de l’assassinat ; Luis Becerra, son chauffeur et homme de confiance qui était en fait un agent de la police secrète ; Raúl Lillo, un employé civil de l’armée, et les médecins Sergio Gonzalez et Helmar Rosenberg qui avaient réalisé une autopsie durant laquelle ils avaient extrait tous les organes du corps pour le bourrer de compresses et écrivirent le rapport d’autopsie bidon. Le 11 août 2017, le juge Madrid annonce qu’il ouvrira une procédure d’accusation en justice.

Le livre de Carmen Frei

Intitulé « Magnicidio : la historia del crimen de mi padre » (4), le livre de Carmen Frei raconte depuis une perspective personnelle le processus qui l’a menée des soupçons à la certitude que son père a bien été assassiné par la dictature. Et de se rendre compte des trahisons dont la famille a été victime : les médecins menteurs, le chauffeur de confiance qui était un agent des services secrets, etc. Cet événement a lieu alors qu’une quinzaine d’anciens commandants en chef des forces armées vient de publier dans le journal El Mercurio, une lettre qui prétend faire croire que « les militaires détenus à la prison de Punta Peuco (pour crimes contre l’humanité commis durant la dictature) n’avaient pas eu droit à un jugement juste », et que des secteurs liés à la dictature exigent que se retire la statue de Salvador Allende érigée près du palais présidentiel de La Moneda (au côté de statues d’anciens présidents du Chili). De plus, sur son compte twitter, le sénateur pinochétiste Iván Moreira salue le 11 septembre comme « le jour où Pinochet a sauvé le Chili, même si cela heurte la gauche totalitaire » ! La réponse de la présidente Michelle Bachelet est immédiate : « Je n’accepterai jamais que le désir légitime de justice et de réparation de milliers de familles chiliennes soit considéré comme du revanchisme ». Les blessures provoquées par la dictature dans la société chilienne sont encore loin d’être cicatrisées…

Jac FORTON

(1) Ne pas confondre avec son fils Eduardo Frei Ruiz-Tagle qui fut président du Chili de 1994 à 2000.   (2) Elle deviendra sénatrice DC lors du retour de la démocratie.   (3) Lorsque l’armée chilienne se rend compte que Berrios devra peut-être passer en justice, elle le fait assassiner en Uruguay…   (4) Publié par l’éditorial Aguilar au Chili.