« Retourner dans l’obscure vallée », roman polyphonique de l’écrivain colombien Santiago Gamboa

Retourner dans l’obscure vallée de l’écrivain colombien Santiago Gamboa est un roman à facettes multiples. L’intrigue, palpitante, se noue autour d’un projet de vengeance qui réunit, entre Espagne et Colombie, quatre personnages dont deux se sont exilés pour fuir l’horreur. L’auteur brosse un tableau sans concession de sociétés hostiles et perverties. Un roman polyphonique vital et plein d’énergie, ce retour à l’intrigue haletante et magistralement construite nous fait voyager dans les êtres, les sociétés et au plus profond de nous-mêmes.

Il le complète par une réflexion sur l’éternelle question du retour. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » (Héraclite). Manuela, poétesse colombienne, raconte son enfance dévastée à son psychanalyste. Elle vit maintenant à Madrid où elle suit des études littéraires et essaie désespérément de se reconstruire grâce à la lecture et l’écriture mais elle est obsédée par l’idée de retourner à Cali, sa ville natale, pour se venger de l’homme qui a ravagé sa vie. L’histoire de Manuela alterne avec celle de Tertuliano, un Argentin vivant lui aussi à Madrid, un illuminé, harangueur de foules, qui affirme être le fils du pape et se sent investi d’une mission : purger la terre des malfrats de tous poils qui la polluent afin de favoriser l’avènement d’un Nouveau Monde. Pour cela, tous les moyens sont bons, y compris les plus extrêmes. Tertuliano ne partage pas l’idéologie raciste du nazisme mais s’inspire de ses méthodes pour mener à bien son projet.

Ces deux récits, à la première personne, sont relayés par celui du Consul, le narrateur principal, alter ego de l’auteur. Il reçoit un jour un message de Juana – les lecteurs de Prières nocturnes se souviendront – qui l’invite à se rendre à Madrid où elle le rejoindra. Sans plus attendre, l’ex-consul s’envole pour la capitale espagnole. Leurs retrouvailles, empreintes de mystère, de respect et de tendresse (d’amour ?) agissent comme un contrepoint bénéfique à l’implacable trio drogue-sexe-violence subi – ou infligé – par les autres personnages. Un roman polyphonique donc. Plusieurs récits à la première personne. Plusieurs points de vue. La haine est le ressort d’une intrigue magistralement conduite qui croise des fils entre les destins apparemment parallèles des protagonistes. Tous se retrouveront finalement en Colombie, mus par ce qu’on pourrait appeler un « devoir de vengeance ».

Retourner dans l’obscure vallée fait une large place aux réalités qui ont agité le monde et plus particulièrement l’Amérique latine ces dernières décennies : crise économique, attentats terroristes, mouvements migratoires, guérilla menée par les FARC, exactions perpétrées par les milices paramilitaires, cartels de la drogue… La deuxième partie du roman donne à voir une Colombie pacifiée. Les FARC ont rendu les armes et tout est fait pour glorifier la réconciliation et le pardon. Le pays prétend attirer les investissements étrangers, les multiples publicités de l’aéroport vantent ses attraits touristiques et de nombreux slogans souhaitent la bienvenue aux exilés des années 1980 qui ont choisi de revenir, fuyant paradoxalement une Europe où ils avaient trouvé refuge. Mais cette Colombie-là n’est pas perçue sans un certain malaise.

Santiago Gamboa explore le mythe du retour, récurrent dans la littérature universelle depuis l’Odyssée. Quelle est cette « obscure vallée » ? À chacun son paradis perdu, qu’il s’agisse de son enfance, de son pays natal ou de tout autre lieu. Mais revenir est-il possible ? Pour l’auteur, la réponse est claire : « Le retour est impossible. C’est impossible parce que nous ne sommes pas les mêmes et les lieux où nous voulons revenir ne sont pas les mêmes non plus. » La littérature serait-elle la clé ? L’auteur le suggère. Aux quatre personnages principaux, il faut en ajouter un cinquième : Arthur Rimbaud, l’adolescent génial, le fugueur, le voyageur inassouvi. À travers des extraits de sa biographie, présentés comme des notes prises par le consul, l’ombre du poète plane sur tout le roman et des échos de sa vie résonnent dans l’existence chaotique de Manuela et de Tertuliano : l’absence du père, le viol, la fuite face à l’insupportable… Rimbaud a voulu revenir à Harar, son « obscure vallée », le seul endroit où il s’est vraiment senti chez lui. La maladie et la mort l’en ont empêché. Dans le dernier chapitre, on retrouve des personnages apaisés… à Harar.

Mireille BOSTBARGE

 Retourner dans l’obscure vallée, de Santiago Gamboa, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, éd. Métailié, 447 p., 21 €. Né en Colombie en 1965, Santiago Gamboa, a étudié la littérature et la philologie hispanique. Ses livres sont traduits dans 17 langues. Voir site.