Venezuela au cœur de l’actualité mondiale : pénuries d’explications d’un pays déchiré

En 1998, le Venezuela n’était pas, ou si peu, dans le radar des médias. Bien sûr, il intéressait quelques rêveurs d’El Dorado, les représentants des grandes marques du luxe et des chasseurs d’images au fait des splendeurs de l’Amazonie, des Andes et des Caraïbes. Même insoumis-surtout insoumis- aux ukases de la doxa économique et du système, on ne peut déroger aux « explications » et à l’examen scrupuleux des faits qui disent le Venezuela au bord du chaos économique, social et institutionnel.

Photo :  TM.com Argentine

À l’affût, quelques grandes compagnies pétrolières attendaient l’ouverture du monopole national pour l’exploitation des champs bitumineux de l’Orénoque. Les multinationales prenaient pied dans le pays et la rente semblait pouvoir s’éterniser pour beaucoup de Vénézuéliens. Pas tous, loin s’en faut !  L’exaspération des exclus de la rente (près de la moitié de la population) donnait à Hugo Chávez un crédit politique au départ très élevé. Recouvrant la liberté et ses droits civils par amnistie présidentielle, vainqueur d’élection libres, Chávez annonçait la promotion de droits nouveaux pour les plus démunis, à la satisfaction de tous les tenants d’une démocratie sociale, juste et inclusive. Ce qui s’est passé au Venezuela avec le commandant Chávez a sans aucun doute été inspirant pour la gauche et les démocrates au Venezuela (et au-delà), lassés de voir se perpétuer un régime dominé par des oligarchies et discrédité par des enrichissements sans cause.

L’Idée d’une Constituante accouchant d’une nouvelle République a enflammé les esprits et suscité beaucoup d’espérances dans toutes les couches de la société vénézuélienne. Les « gens » ont adhéré au projet comme à un grand commencement. Le « socialisme du XXIe siècle » armé d’un pétrole au plus haut, semblait pouvoir flirter avec l’éternité, défier la rareté, abattre à l’intérieur les oligarchies, dépenser sans compter l’argent de la rente pétrolière en ciblant les pauvres. Avec un baril à plus de 100 dollars, le Venezuela pouvait s’acheter des solidarités régionales et narguer l’Empire. La fatalité traduite dans la formule « Loin de Dieu, proche des Etats-Unis » avait du plomb dans l’aile. Toutefois, une économie indexée sur le prix d’une seule matière première a toujours quelques fragilités. Ceux qui connaissent un peu le pays, suivent le fil des événements depuis plus de 20 ans et reçoivent régulièrement des témoignages de vies ordinaires, s’alarment des déconvenues supposées du pays et de ses gens, annoncées bien avant la disparition de Chávez.

Un effondrement économique

Les dénonciations politiques font beaucoup appel aux valeurs, aux partis pris idéologiques et aux détestations routinières.  Parlons plutôt du pétrole puisque tout nous y ramène : il est le centre de gravité du pouvoir au Venezuela (1), il coalise les militaires et les gouvernants, le peuple et le pouvoir, il est la clé des victoires électorales, il éclaire les crises institutionnelles et la géopolitique régionale, il fait et défait les politiques sociales et les soutiens intérieurs et extérieurs. Quels arguments peut-on opposer aux faits dits concrets construits par les USA, des pays latinos voisins, les Européens, les organisations internationales, la « Voz de la diaspora venezolana » (2) ? Ils sont dorénavant abondamment rapportés par les médias américains et la plupart des journaux français et espagnols.  Pourtant, en France, de nombreuses personnalités intellectuelles et politiques et des partis suivent depuis près de vingt ans avec une sympathie profonde et une adhésion inspirée ce qui a été fait, ce qui est fait et ce qui reste à faire.

De ce côté-là, un grand silence règne ou bien les propos porteurs de réponses et d’éclairages convaincants se font parcimonieux.  On voit bien que certains ont recours à des expédients dignes des « campagnes d’explication » du Parti communiste des années 50 du siècle dernier. Ils dénoncent pêle-mêle des médias partiaux, des oppositions fascistes, des propositions contre-révolutionnaires, des terroristes, des agents de l’étranger à la solde de l’empire… Ces invectives sont improvisées dans l’urgence et ne sont pas satisfaisantes. Les démocrates sont donc face à une pénurie d’explications, une absence de « faits alternatifs » solidement documentés.

Des faits à déconstruire, des explications à construire

Ce que la doxa et les médias nous répètent à l’envi est à décortiquer sauf à miser sur le court terme, l’oubli ou l’immense capacité d’indifférence. L’économie du Venezuela repose quasi entièrement sur le pétrole. Il représente 96 % de ses exportations. Hugo Chávez a investi une bonne part de ses revenus dans l’éducation et la santé de la population. Et de quelle ample manière ! Entre 2004 et 2015, Caracas a perçu 750 milliards de dollars, selon les chiffres officiels. « Semer le pétrole » a consisté à subventionner les nourritures de première nécessité (les Mercal), à améliorer la couverture médicale des plus démunis, à organiser des formations « bolivariennes » civiles, militaires et paramilitaires. Au long des années, le pays a été le théâtre de campagnes électorales fiévreuses et toujours victorieuses. Bien sûr, pour les gens ordinaires, dans les lieux publics, on parlait à voix basse si on devait exprimer des réserves ou des doutes.

Dans les appartements aussi, comme si les murs avaient des oreilles. Pour les acteurs de la société civile éloignés des positions et des adhésions partisanes le silence lui-même était devenu coupable. Pour les fonctionnaires, la participation aux manifestations de soutien était devenue obligation de service. On parlait d’un pays polarisé à l’extrême mais, saluée ou regrettée, la victoire du chavisme restait incontestée. Les indicateurs de développement utilisés par les institutions onusiennes faisaient des bonds en avant, parallèles au cours du pétrole.  A côté de l’État fragile et colonisé par les gens de l’ancien régime, les « missions bolivariennes » ont-elles réduit la dépendance au pétrole, construit des infrastructures et installé des alternatives durables ? C’est de ce côté que des faits autres devraient être établis et des arguments opposés aux catastrophistes.

L’effondrement des cours du pétrole a eu lieu dans des proportions vertigineuses : -70 % en 18 mois, dont 50 % depuis août 2015. Il en résulte une chute des recettes fiscales du pays, dont la moitié proviennent du pétrole. Le déficit public est au-delà des 20 % du PIB. Entre 2006 et 2014 le prix du baril côtoyait les 100 dollars. Quelle aubaine ! Construire des politiques publiques pour l’éducation, la formation, l’emploi, la santé et, en même temps, économiser pour contrer le contre-choc pétrolier prévisible n’était pas un dilemme austéritaire. Il faudrait démontrer que cela a bien été le cas, que le bon sens n’est pas l’ennemi du mieux-être économique et social. Or, les informations circulant dans les médias et les institutions financières internationales indiquent que tout va au plus mal. Les réserves auraient fondu à un point tel que le pays pourrait être en cessation de paiement à court terme. Un futur aussi sombre, s’il est avéré, sera -t-il surmonté par une constitution revisitée ou faut-il attendre la remontée du cours du pétrole ? Le gouvernement vénézuélien ne publie plus de statistiques économiques. Le FMI indique que le PIB aurait baissé de 10 % en 2015, et presque autant en 2016.Le désordre constaté depuis plusieurs mois laisse penser que la décroissance se poursuit et atteindrait 30 % en trois ans. Est-ce ce modèle de décroissance qu’une seconde constituante veut consacrer, stopper ou réorienter ? Après tout le PIB est le veau d’or des économies libérales et il existe d’autres indices et indicateurs plus probants. Quels sont-ils dans le Venezuela d’aujourd’hui et de demain ?

Contestée dans sa composition, ses responsabilités et même le lieu de ses réunions, la nouvelle assemblée constituante a la tâche d’établir un nouvel ordre institutionnel et en même temps d’affermir l’économie du pays. Si c’est la bonne solution, il faudrait expliquer la révolution en cours et le nouvel ordre constitutionnel qui doit la soutenir. L’inflation galopante – que les commentateurs atterrés qualifient d’hyperinflation – devrait cette année se hisser à 720 %, selon le FMI. D’autres auteurs avancent des chiffres plus extravagants. De fait, selon des témoignages partiels et partiaux, le pays fait face à des pénuries croissantes de produits divers. Pour y faire face, le prix de certains produits ont été bloqués. Saine mesure qui a conduit des entreprises à cesser de les produire sans en diminuer la demande car certains sont de première nécessité.

Sans surprise, comme dans l’économie de cueillette, la rareté a fait monter les prix. Cependant, grâce à cette expérience des limites, la créativité sociale est stimulée et on ne le dit pas assez. De multiples exemples viennent le montrer : on peut se passer de certains biens dont le besoin est artificiellement créé ou les substituer avec des solutions neuves. Saisir activement chaque opportunité, faire montre de réactivité, se regrouper solidairement pour faire face à certaines pénuries, apprendre à modérer ses désirs matérialistes, puiser dans la richesse sociale pour se nourrir, apprendre des pairs, être plutôt qu’avoir, forgent sans doute des hommes et des femmes nouveaux pour des temps nouveaux. L’inflation galopante n’est après tout qu’une courbe abstraite qui ne fait pas courber l’échine des gens vertueux et tempérés. Il ne provoquerait de soulèvements urbains que dans les quartiers blancs, violents et riches, fomenteurs de guerre civile.

Le temps de « la sobriété heureuse » est-il advenu et l’on en parlerait si peu ?

Le Venezuela résiste à l’Empire américain et en cela, s’attire bien des sympathies dans un arc politique très large qui, en France, va de l’extrême droite à l’extrême gauche. Il est logique qu’avec sa monnaie, le bolivar, le pays tente d’affronter l’emprise du dollar : le change dollar/bolivar est administré. Toutefois, une pénurie importante de billets verts pour les entreprises et les particuliers semble fomenter à l’ombre du pouvoir un marché noir très populaire où la valeur de la monnaie locale a baissé de manière vertigineuse en deux ans. Officiellement, un dollar vaut dix bolivars selon le taux de change le plus favorable parmi les nombreux appliqués par le gouvernement. Mais sur le marché noir, un dollar vaut 1.000 bolivars. En outre, un contrôle de change s’emploie à limiter la fuite des capitaux et à empêcher les entreprises étrangères de rapatrier l’argent accumulé dans le pays.

Ces mesures ont diminué le nombre de compagnies opérant dans le pays, en particulier les compagnies aériennes. Ces diverses mesures expliquent la limitation des importations de biens et services effectuées ces dernières années. Ce sont les réactions prévues par les économistes néo-classiques. N’est-il pas temps de s’en affranchir ? N’a-t-on pas plutôt affaire à une planification favorisant la production locale concentrée sur les besoins populaires en médicaments, nourritures, biens et services essentiels ? À défaut de PIB, les indices de développement humain, de solidarités concrètes, de bonheur, de relations humaines ne seraient-il pas en hausse ? Pourquoi le taire et se laisser intimider par les pseudo-spécialistes de l’économie aveuglés par des paradigmes explicatifs périmés ?

L’équation financière du Venezuela est compliquée

C’est ce que nous disent les économistes classiques bornés par une arithmétique simpliste : sa dette annuelle serait d’une dizaine de milliards de dollars, une quarantaine de milliards de dollars seraient nécessaires pour régler ses importations, soit un total de 50 milliards, alors que ses recettes de pétrole ne dépasseraient pas 18 milliards. En attendant le retour incertain au baril à 100 dollars, le gouvernement devra donc couper dans ses achats à l’étranger et réviser drastiquement sa politique redistributive. Est-ce possible sans créer une crise humanitaire, disent-ils ? La crise humanitaire serait même déjà là dans certaines zones du pays et certaines catégories pauvres de la population ? Des contre-enquêtes sont-elles disponibles montrant que le retournement de l’élan initial du chavisme n’a pas lieu ? On voit en tout cas des régulations se mettre en place.

On l’a vu, la Constituante est la mesure connue la plus prometteuse. Les réductions d’horaire de travail dans la fonction publique, la mise en congés des salariés sont des formes d’économies de mobilités et d’énergie dans un pays qui en a beaucoup. Dans un élan autogestionnaire, les entreprises sont invitées à gérer leur propre production d’électricité. Cette inventivité qui rompt avec les schémas habituels ne se heurterait-elle pas à une coalition internationale qui refuserait des prêts au pays s’il en avait besoin ou exigerait des primes de risque prohibitives pour financer sa dette si elle devenait ingérable ? Dans la litanie des mauvaises nouvelles, on nous dit que l’inflation, la chute du PIB, le taux de change au marché noir, le taux des obligations atteindraient des records. L’exception vénézuélienne est décidément intéressante si elle permet de reconsidérer tous ces indices pour ce qu’ils sont : des conceptions simplistes et abstraites qui ne font pas baisser l’enthousiasme et le goût pour une autre société où le bonheur a toute sa place. Le rang du Venezuela dans l’indice de corruption serait alarmant : il est 166e sur 176 pays, à égalité avec l’Iraq et suivi de l’Afghanistan. Sa note se dégrade d’année en année (Transparency international).

À la lecture de ces chiffres et de ces informations, on peine à trouver des repères hors du lexique et des catégories politiques et économiques habituels.  Dictature disent-ils !  Sans « pudeur de gazelles », d’autres désignent le Venezuela comme un pays mafieux où les intérêts d’une nomenklatura bolivarienne et de militaires de haut rang seraient liés au narcotrafic international et au trafic de dollars quand la manne de la rente pétrolière se tarit. Visant probablement des pays comme la Russie, la Turquie et même le Venezuela, Transparency note : « Dans les pays dirigés par des leaders populistes ou autocrates, nous constatons souvent des démocraties en déclin et des tentatives inquiétantes de réprimer la société civile, de limiter la liberté de la presse et d’affaiblir l’indépendance du pouvoir judiciaire. »  Faute de réponses appropriées, la fabrique des faits dénonciateurs d’un régime prometteur ne va pas s’arrêter là. Cela risque d’installer une défiance à l’égard du chavisme et de ceux qui s’en font les défenseurs en Amérique latine et en Europe.  Maradona vient de se déclarer « soldat bolivarien ». Pour le moment, il est bien seul et ressemble moins à un avant-centre qu’à un gardien de but seul face à une avalanche de pénalty.

Maurice NAHORY

Notes : (1) Joaquín Villalobos, El País.    (2) Informe global sobre el fenómeno migratorio, élaboré par l’Observatoire de la Voix de la Diaspora vénézuélienne avec des chiffres des instituts de statistiques des pays récepteurs. El Pais, 13 août 2017. Deux millions de vénézuéliens auraient émigré légalement ou illégalement depuis 18 ans (Etats-Unis, Mexique, Colombie, Espagne). Sources : AFP, Bloomberg, El Pais, FMI, France Culture, Le Monde, RFI, The conversation, Transparency International.