La Cour suprême argentine ouvre la voie à la libération des assassins de la dictature

Un verdict de la Cour suprême argentine permet la libération d’un tortionnaire de la dictature et ouvrirait les portes de la prison à près de 300 autres tortionnaires de la dictature. Alfredo Astiz, assassin de deux religieuses françaises bientôt libre ? La volte-face du gouvernement. La position ambigüe de l’Église. Début mai, par trois voix contre deux, la Cour suprême argentine (CS) acceptait d’appliquer la Loi dite Dos por Uno (Deux pour Une) à Luis Muiña, un membre civil d’un escadron de la mort, arrêté en 2007 et condamné en 2011 à 13 ans de prison pour l’ enlèvement de 22 personnes : toutes ont été torturées et six ont disparu. Cette décision permettrait de libérer le prisonnier au grand désespoir des victimes de la dictature.

Photo : Place de mai – Flickr

Qu’est-ce que la Loi Dos por Uno ?   En 1994, les prisons argentines entrent en « urgence pénitentiaire » car pleines à craquer. Pour pallier à cette situation, le Parlement vote la Loi Dos por Uno : toute personne condamnée  verra chaque année passée en détention préventive compter pour deux ans de prison.  Cette loi permet de désengorger les prisons et sera abrogée en 2001. Arrêté en 2007, Muiña a donc passé 5 ans en détention préventive, le temps que la justice a pris pour enquêter et juger l’assassin. Condamné en 2011 à 13 ans, l’application de la loi Dos por Uno réduit son temps de moitié soit 6 ans. 2011 + 6 = 2017. Autorisé de sortir en liberté conditionnelle depuis l’année dernière, il pourrait sortir complètement libre cette année.

Une application abusive de la loi.   Il y a deux problèmes : la validité de l’application de la loi et sa validité en droit international. Les avocats des organisations de droits humains rappellent que cette loi n’a été valable que durant son temps d’application, de 1994 à 2001. Or la détention et le procès de Muiña sont postérieurs à l’abrogation de la loi. Les trois juges de la Cour suprême estiment cependant que « il faut appliquer la loi la plus favorable à l’accusé » parce qu’il « faut donner les mêmes droits à tous les prisonniers qu’ils soient de droits communs ou condamnés pour crimes permanents ». C’est faux rétorquent plusieurs magistrats. Il est clair que ce verdict ne vise que les accusés des crimes contre l’humanité car il n’y a plus depuis longtemps de prisonniers de droit commun emprisonnés de 1994 à 2001. De plus, le droit humanitaire international interdit de commuer les peines de personne condamnées pour crime contre l’humanité.

Une Cour suprême aux ordres du président Macri ?   La CS est pour le moment composée de cinq membres. Deux d’entre eux, Carlos Rosenkrantz et Horacio Rosatti, ont été imposés par le président Macri. Ce dernier a d’abord voulu les nommer par « Décret de nécessité et urgence » (DNU) mais les réactions de rejet que déclenche ce décret l’obligent à faire marche arrière et à négocier leur nomination par le Parlement. Le troisième membre ambigu de la CS est Elena Highton. La Constitution oblige les juges de la CS de donner leur démission à l’âge de 75 ans. Madame Highton ayant dépassé cet âge, devrait démissionner en décembre 2017. Mais elle fait appel à la… Cour suprême qui l’autorise à y rester passée cette date. Le gouvernement aurait dû faire appel et s’y opposer mais sur ordre du président Macri, ne le fait pas… Ces trois juges sont suspectés de « devoir quelque chose » à Macri qui a favorisé leur nomination. Le quatrième juge, Juan Carlos Maqueda, a voté contre ainsi que le président de la Cour Ricardo Lorenzetti, pourtant considéré très pro-gouvernement.

L’étrange appel à la réconciliation de l’Église catholique.   Les évêques argentins reprennent à leur compte l’appel du pape François à « une culture de la rencontre » en la déviant au profit des militaires condamnés. L’appel du pape était destiné surtout aux ennemis d’hier en Colombie et à la situation politique confuse au Venezuela. Les évêques argentins le reprennent à leur compte en proposant « une écoute des familles des victimes de la violence » dans le cadre « d’un temps de réflexion sur les événements qui ont eu lieu durant la dictature ». Cette « écoute » inclut les familles des militaires et policiers emprisonnés pour crimes contre l’humanité ! C’est une remise à jour de la position « la vérité mais toute la vérité » de l’Église, la théorie des deux démons. C’est-à-dire que les 30 000 disparus et les dizaines de milliers de personnes torturées sont mis sur le même pied que les agents de l’État qui ont terrorisé la population pendant huit ans ! Comme on peut l’imaginer, tollé monstre chez les familles des victimes, parmi elles, les Mères et Grand-Mères de la Place de Mai.

Un recul historique.   Pour la journaliste Irina Hauser, « Ce verdict est sans contexte la confirmation d’un changement de paradigme judiciaire et politique [du gouvernement] face aux crimes du terrorisme d’État ». Pour Gladys Corvo, victime survivante de Muiña, « Ce verdict répond à la politique du gouvernement actuel. C’est une politique de dé-mémoire, de l’oubli. Ils parlent de réconciliation. Comment puis-je pardonner ce qu’ils m’ont fait ? Me réconcilier avec eux ? Jamais ! » (1). Avec ce critère, « [le dictateur] Rafael Videla serait sorti en liberté » ajoute Alan Iud, avocat des Grand-Mères de la Place de Mai.

En France, un collectif d’associations dénonce la décision de la Cour suprême : « Voilà déjà plus d’un an que les associations signataires (2) nous dénonçons les reculs des politiques de Mémoire, Vérité et Justice du gouvernement de Mauricio Macri. Des propos négationnistes concernant le nombre de victimes aux demandes de prisons à domicile pour les militaires incarcérés, les droits de l’homme sont en net recul dans notre pays… Beaucoup de procès en cours, dans le cadre de crime contre l’humanité, ont été reportés par des juges complices qui bloquent les procédures judiciaires. Par exemple, le procès ESMA a commencé il y a 5 ans. Cela fait un an et demi que les avocats ont présenté les preuves et les condamnations tardent à venir. Ni oubli, ni pardon, ni réconciliation ! » Deux juges fédéraux (à San Juan et Mendoza) ont déjà rejeté le recours d’un tortionnaire car « le verdict de la Cour suprême est inconstitutionnel… » !

Astiz, l’assassin de deux religieuses françaises, bientôt libre ?   En moins de 24h, quatre autres condamnés ont déposé un recours de Deux pour Une devant les tribunaux. Et 278 autres condamnés pourraient déposer le même recours ! Parmi eux, Alfredo Astiz. Ce lieutenant de la Marine s’était infiltré parmi les Mères de la Place Mai en leur faisant croire que son frère avait disparu. Puis il fit arrêter une dizaine de membres de l’association dont deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet. Emmenés à l’ESMA, l’École de Mécanique de la Marine, plusieurs disparaissent y compris les deux religieuses françaises. Seul le corps de Léonie Duquet fut retrouvé sur une plage : comme des centaines d’autres disparus, elle avait été jetée dans le rio de la Plata depuis un avion militaire. Pour ces crimes, Astiz a été condamné en 1990 à la perpétuité par la justice française et en 2011 à la perpétuité par l’argentine. La Cour suprême libérera-t-elle ce suprême assassin ?

Rétro-pédalage officiel.   Amerigo Incalcerra, Haut-commissaire des Nations unies pour les droits humains avertit le gouvernement Macri : « La Cour suprême doit respecter le droit international dont il a signé les traités. Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et ne peuvent être assimilés aux délits de droit commun ». Les réactions nationales et internationales surprennent le gouvernement. Alors qu’il avait approuvé le verdict des trois juges, il fait marche arrière. Les hauts fonctionnaires déclarent maintenant « n’avoir pas vraiment lu le verdict » et prennent leur distance. Mardi 9 mai, la Chambre des députés ouvre un débat : il s’agit de modifier l’article utilisé par les juges en spécifiant « qu’il n’est pas applicable aux personnes accusées de crimes contre l’humanité ou de génocide ». L’article est voté par 211 voix pour et une contre,  et confirmé par un vote à l’unanimité au sénat le mercredi 10 mai. Une lourde défaite politique pour le gouvernement. Sur la Plaza de Mayo, des centaines de milliers de personnes et leurs voiles blancs, symboles des Mères et Grand-Mères de la Plaza de Mayo, criaient « Assassins. Plus jamais ça ». Et surtout : « Les libérer, c’est nous mettre nous en prison ».

Jac FORTON

(1) Dans le journal La Nación de Buenos Aires du 4 mai 2017. Lire son témoignage (en Espagnol).   (2) Communiqué de l’Assemblée de Citoyens argentins en France, Hijos-Paris, le Collectif Mémoire-Vérité-Justice-Rhône Alpes et le Collectif Argentin pour la Mémoire.