« Nous pleurons tous la mort de Piglia » survenue en Argentine le 6 janvier dernier

 “A todos se nos ha muerto Piglia” (« Nous pleurons tous la mort de Piglia”), s’intitule la chronique d’un journaliste littéraire argentin. La mort du grand écrivain argentin Ricardo Piglia bouleverse le monde des lettres. C’est une voix majeure des lettres latino-américaines qui vient de disparaître le 6 janvier. Le romancier, essayiste et historien, est décédé à l’âge de 76 ans des suites d’une maladie neurodégénérative qui l’avait durement touché depuis 2014. 

Photo : Lalibre.be

Ricardo Piglia est né le 24 novembre 1941 à Adrogué, dans la province de Buenos Aires. À la chute du président Juan Domingo Perón, en 1955, sa famille est partie vivre à Mar del Plata.  “Mon père est resté presque un an en prison pour défendre Perón » dira l’adolescent de 16 ans.  C’est en 1957, au milieu de la débâcle, que j’ai commencé l’écriture de mon journal. Journal qu’il a écrit presque jusqu’à la fin de sa vie. “J’ai commencé à écrire un journal. Il n’y a rien, bien sûr, de plus ridicule que la prétention de consigner la vie même. Néanmoins je suis persuadé que si cet après-midi-là, je n’avais pas commencé à écrire ce journal, je n’aurais jamais écrit autre chose », dira-t-il.

Ricardo Piglia fait ses études à l’université de La Plata près de Buenos Aires. Il travaille ensuite dans plusieurs maisons d’édition et dirige notamment une collection de romans noirs, La série noire chez Tiempo contemporáneo. Un genre qu’il affectionnait particulièrement et qui nourrira son œuvre : de Dashiell Hammett et Raymond Chandler aux Argentins Roberto Arlt, dont il se réclame, Borges, Sarmiento, Macedonio Fernández. Il publie son premier recueil de contes, Jaulario, en 1967, à Cuba mais c’est son roman Respiration artificielle, publié en 1980, œuvre polyphonique qui dénonce, en creux, la dictature militaire argentine qui lui vaut une reconnaissance nationale et internationale. Également scénariste, Ricardo Piglia travaille sur des films comme Plata quemada, réalisé par Marcelo Piñeyro, inspiré d’un de ses romans et qui connut aussi un succès international, ou encore Corazón iluminado de Hector Babenco. Deux réalisateurs importants de sa génération.

Son premier recueil de nouvelles, La invasión, reçoit le prix Casa de Américas en 1967, mais c’est avec son roman Respiration artificielle (1980) et le recueil de nouvelles Faux nom qu’il devient une figure majeure de la nouvelle littérature argentine. Grande mélomane, à partir de son roman Ciudad ausente (Ville absente) (1992), Piglia a écrit un livret d’opéra mis en musique par Gerardo Gandini en 1995. Il a reçu le prix Planeta en 1997 pour son roman Plata Quemada (Argent brûlé), le prix Bartolomé March de la critique en 2001 et le prix Roger Caillois en 2008. Son œuvre multiforme a été couronnée par le prix prestigieux Rómulo Gallegos. Ricardo Piglia fut également enseignant dans plusieurs universités argentines et américaines et est apparu dans des émissions connues de la télévision publique : Escenas de la novela argentina (2012) et Borges por Piglia, en 2013 mêlant fiction et réflexion sur l’écriture.

Auteur et critique, Piglia interrogeait inlassablement l’acte d’écrire. Dans l’un de ses textes majeurs, Crítica y ficción (1986), il explique que « la critique est la forme moderne de l’autobiographie. On écrit sa vie quand on croit écrire ses lectures ». « Le critique est celui qui trouve sa vie à l’intérieur des textes qu’il lit », écrivait-il encore. Véritable « machine à raconter », Ricardo Piglia a tenu toute sa vie un journal, Los diarios de Emilio Renzi, son alter ego, dont la publication du dernier volume a eu lieu lorsqu’on lui a diagnostiqué une sclérose latérale amyotrophique. Les librairies étaient inondées des Cahiers d’Emilio Renzi, ces cahiers noirs qui lui-même désignait comme le travail de toute une vie. Ces dernières années, Piglia réordonna et donna une structure et un style à ces centaines de cahiers dans lesquels, depuis les années 1950, il a consigné sa vie, l’histoire de son pays, ses lectures, la littérature argentine et internationale.

Respiración artificial (1980) marquera la génération des lecteurs et écrivains nés après celle du “boom” de la littérature latino-américaine. Il s’agit d’une littérature qui met en relation l’histoire, la politique, la vérité et l’art de la fiction. Respiración artificial est devenu, depuis sa publication, un livre culte. La publication de certaines de ses œuvres postérieures permet de situer ce récit dans le devenir d’une œuvre qui l’a confirmé comme l’un des auteurs les plus innovateurs de la littérature contemporaine latino-américaine.  Dans cette œuvre, Piglia est capable d’unifier différents registres tout en respectant l’intrigue. Il peut utiliser la parodie et construire des personnages extravagants d’époques différentes, de développer des théories littéraires, linguistiques ou historiques avec une grande intelligence.

Avec El último Lector (2005), Piglia affirme que la question « Qu’est-ce qu’un lecteur ? » est en définitive la question définitive de la littérature. Comme dans Crítica y Ficción (1986) et Formas Breves (1999), il démontre encore une fois sa maestria à construire des itinéraires novateurs pour lire la littérature contemporaine. Piglia ressemble beaucoup au lecteur comme héros inventé par Borges. Ensuite, Piglia publiera Blanco nocturno (Cible nocturne) (2010) et El camino de Ida (2013), son dernier roman.

Depuis le début de son itinéraire comme écrivain et critique, Piglia a interrogé la problématique entre l’auteur et sa matière. Il n’y a pas de doute que Piglia voulait rendre évidents affinités et affiliations, montrer que sans Jorge Luis Borges et Roberto Arlt, il ne serait pas l’écrivain qu’il est ; on peut aussi ajouter la place importante tenue par Franz Kafka, Witold Gombrowicz, Cesare Pavese, Hemingway, William Faulkner et Fitzgerald, entre autres. « J’admire les proses lentes (Juan Carlos Onetti, Juan José Saer, Sergio Chejfec, Juan Benet), mais je cherche autre chose » disait-il.  « La prose doit être rapide, suivre un rythme, un phrasé, elle doit couler ; ceci est le style pour moi, la marche, non pas le lexique, mais le ton, non pas les mots, mais quelque chose qui est entre les mots, pour le dire de cette manière. C’est ce que je cherche depuis que j’ai commencé à écrire et c’est ce qui me plaît quand je lis Rodolfo Walsh ou Antonio Di Benedetto, ou bien Roberto Bolaño, qui a une grande énergie dans sa prose, quelque chose qui vient de la Beat generation . William S. Burroughs est le maestro de cette immédiateté, il a une oreille infaillible » soulignait l’écrivain.

Ricardo Piglia, le meilleur écrivain argentin après Jorge Luis Borges, mis à part Juan José Saer, est mort et « Il nous coûte d’imaginer la littérature argentine sans les fortes interventions intellectuelles de Respiración artificial, Prision Perpetua et la trilogie autobiographique Los diarios de Emilio Renzi, dont le troisième volume, Un día en la vida, sera publié à titre posthume cette année » dit la critique littéraire argentine Silvina Friera.

Olga BARRY

Ricardo Piglia raconte son journal de jeunesse 07/01/2017 – par RFI Écouter
Livres traduits en français : Faux Nom (nouvelles, 1975, traduction Françoise Campo-Timal, éditions Arcane 17 en 1990). Respiration artificielle (roman, 1980, traduction Antoine et Isabelle Berman, éditions André Dimanche en 2000). Rencontre à Saint-Nazaire (nouvelle, 1989, traduction Alain Kéruzoré, éditions MEET, livre bilingue, en 2005). Argent brûlé (roman, 1997, traduction François-Michel Durazzo, éditions André Dimanche en 2001, nouvelle traduction parue aux Éditions Zulma en 2010, et en édition de poche J’ai lu en 2013). La ville absente (roman, 1992, traduction François-Michel Durazzo, Éditions Zulma en 2009). Le dernier lecteur (essai, 2005, traduction Alain Gabastou, Christian Bourgois Éditeur en 2008). Cible nocturne (roman, 2010, traduction François-Michel Durazzo, éditions Gallimard en 2013, édition de poche Folio en 2014). Pour Ida Brown (roman, 2013, traduction Robert Amutio, éditions Gallimard en 2014).