L’Opération Condor déclarée organisation criminelle

Pour la première fois dans le droit des pays latino-américains, l’Opération Condor  a été décrite comme une « organisation criminelle » par la justice argentine. Des militaires argentins et uruguayens viennent d’être  condamnés pour crimes contre l’humanité commis dans le cadre de cette opération.

En 1975-1980, la plupart des pays du Cône sud sont sous la coupe de dictateurs militaires (1).  Le général Pinochet du Chili propose à ses homologues de créer une coordination de leurs polices secrètes, baptisée  Opération Condor. Il s’agit de rechercher, enlever, torturer, tuer ou faire disparaître tout opposant à leurs régimes, les agents secrets d’un pays pouvant agir dans les autres.

Les accusés

Les plaintes contre l’Opération Condor ont commencé à atterrir sur le bureau des juges argentins à partir de  2004.  Lorsque le procès est enfin ouvert en février 2013, il concerne  32 accusés argentins et un uruguayen. Mais huit d’entre eux sont entretemps morts de maladie ou de vieillesse et d’autres ont été écartés pour raisons de santé.  À la lecture du verdict ce 27 mai 2016, il restait 17 accusés. Le tribunal les ayant autorisés à ne pas être présents, un seul d’entre eux, Miguel Angel Furci, s’est assis au milieu de rangées de chaises vides… Le procès concerne 83 victimes urugayennes,  36 argentines, 20 chiliennes, 11 paraguayennes, 2 cubaines, une péruvienne et 9 de nationalité inconnue.

Les condamnés

Le général Reynaldo Bignone (photo ci-dessus) : dernier dans la lignée des dictateurs argentins, c’est sa huitième condamnation pour crimes contre l’humanité : 20 ans de prison. Le général Santiago Omar Riveros : ex chef des Institutions Militaires du camp d’extermination de Campo de Mayo. C’est sa onzième condamnation : 25 ans. Juan Manuel Cordero : cet officier uruguayen est accusé de « participant nécessaire, pénalement responsable d’arrestations illégales et de tortures ». Il est impliqué dans la disparition de Maria Claudia Garcia, belle-fille du poète Juan Gelman, enceinte lors de son arrestation en Argentine. Sa fille Macarena,  née en prison, fut remise à une famille complice de la dictature en Uruguay. Elle ne retrouva sa véritable identité qu’en 2000.  Actuellement députée en Uruguay, elle était présente lors de la lecture du verdict (2). Miguel Angel Furci : pour 67 arrestations illégales et 62 cas de tortures, 25 ans. Il est aussi impliqué dans le dossier Automotores Orletti, un centre d’extermination où étaient détenus de nombreux étrangers arrêtés à Buenos Aires. Le film Garage Olimpio est inspiré par ce centre. Les autres condamnés sont le général Rodolfo Feroglio, 20 ans ; le colonel Humberto Román, 18 ans ; le vice amiral Antonio Vañek, 13 ans et le général Antonio Minicucci, 8 ans, ; sept militaires ont reçu 12 ans, deux ont été acquittés.

Kissinger et Videla

Principal accusé, le dictateur, Jorge Rafael Videla est décédé en prison pendant l’instruction du procès. L’ancien secrétaire d’État étatsunien, Henry Kissinger, lui avait fait savoir en 1976 que l’élimination physique des opposants ne serait pas un problème pour les Etats-Unis.  Le 7 octobre de cette année 1976, Kissinger recevait la visite de l’Amiral César Guzetti, ministre des Affaires Étrangères du général Videla. Les mémos de cette réunion montrent que Kissinger lui a dit : « Notre attitude de base est que vous réussissiez… Les amis doivent s’aider… Bien que le problème des atteintes aux droits humains grandit [aux Etats-Unis]…, nous ne vous causerons pas de difficultés inutiles mais le mieux est que vous régliez ces problèmes avant que le Congrès US se réunisse… Restaurer quelques libertés pourrait aider… Si des choses doivent être faites, faites-les rapidement… » (3).

Les sources de l’accusation

Le procureur a présenté plus de 300 témoins et utilisé des sources importantes telles que les Archives de la terreur, des milliers de documents relatifs à l’Opération Condor découverts par l’avocat Martin Almada à Asuncion au Paraguay, ou encore les documents déclassifiés du gouvernement étatsunien publiés par l’ONG de défense des droits humains National Security Archives (NSA) à Washington.

Cette ONG a collaboré étroitement avec la justice argentine. Son analyste Carlos Osorio a remis aux juges plus de 900 documents publiés en son temps par la NSA qui utilise la FOIA étatsunienne (Freedom of Information Act, Loi de liberté d’information). Deux autres membres de cette ONG, Peter Kornbluh et John Dinges, spécialistes du Chili, ont également fourni des preuves aux magistrats. Ces deux chercheurs étaient déjà venus à Paris en 2010 pour témoigner au procès des militaires chiliens accusés de la disparition de quatre Français (4).

Jac FORTON

(1) Le général Augusto Pinochet au Chili, le général Jorge Videla en Argentine, le général Alfredo Stroessner au Paraguay, Juan Bordaberry en Uruguay, le général Hugo Banzer en Bolivie et le général Ernesto Geisel au Brésil.    (2) Espaces latinos leur a consacré un dossier dans la revue n° 280 du printemps 2014.  (3) Cité par le journal anglais The Guardian du 6 décembre 2003.  (4) National Security Archive : SITE .   Peter Kornbluh a publié The Pinochet File (Le dossier Pinochet, en anglais) et John Dinges Les années Condor, éditions La Découverte.