Quinze mois après la mort du procureur Alberto Nisman : suicide ou assassinat, l’affaire se politise

Alors que la juge d’instruction n‘a encore trouvé aucune preuve d’un crime, l’ancien chef des services secrets argentins déclare que “le procureur a été assassiné par l’Iran en lien avec des groupes liés au gouvernement” de Cristina Kirchner ! Une affaire en voie de politisation ?

En juillet 1994, une bombe anéantit l’édifice de la mutuelle juive AMIA provoquant 85 morts et 300 blessés. L’enquête, menée par le juge Alberto Nisman secondé par le directeur des services secrets Jaime Stiuso, accuse l’Iran. En janvier 2015, le procureur Nisman produit un document qui accuse la présidente Cristina Fernández, le ministre des Affaires étrangères Timerman et d’autres de chercher l’impunité des agents iraniens ; il dit en possèder des preuves grâce à des enregistrements d’écoutes téléphoniques fournies par les services secrets et qu’il les présentera devant une Commission sénatoriale le lundi 19 janvier. Le dimanche 18, il est retrouvé mort d’une balle dans la tête dans sa salle de bain. Pour Sandra Arroyo Salgado et Sara Garfunkel, respectivement ex-épouse et mère du procureur décédé, celui-ci a été assassiné le samedi soir par Diego Lagomarsino, son technicien en informatique qui lui avait prêté son arme. La presse de droite et l’opposition politique accusent la présidente Cristina Fernández d’avoir commandité son assassinat. La juge d’instruction Viviana Fein n’a cependant encore trouvé aucun indice permettant d’étayer cette accusation. Il faut ajouter un facteur politique : tant qu’il n’y a pas de certitude (suicide ou assassinat), l’enquête reste dans les mains de la juge d’instruction. Si celle-ci accepte la thèse du meurtre, le dossier passe à la Chambre fédérale. C’est ce que veut l’accusatrice Sandra Arroyo Salgado et l’opposition médiatique et politique car, selon elles, le fédéral est proche de l’opposition au gouvernement Kirchner et donc plus favorable à une accusation qui pourrait faire tomber la présidente. Les motivations politiques se font de plus en plus évidentes.

Les conclusions des experts

Devant les différences d’opinion entre les experts et les représentants de l’accusatrice Arroyo Salgado, la juge d’instruction Viviana Fein décide, en mai 2015, d’organiser une réunion de 15 légistes experts puis de 6 criminalistes pour que les diverses interprétations puissent être discutées entre spécialistes. Résultat : 13 légistes sur 15 et 5 criminalistes sur 6 estiment qu’il n’y a aucune preuve qu’une tierce personne ait été dans la salle de bain au moment du tir. Seuls les représentants de l’accusation insistent sur la thèse du meurtre… Les conclusions majoritaires reposent (entre autres) sur les constatations suivantes :

1) Nisman a été trouvé dans sa salle de bain dont la porte était à peine entrouverte, sa tête en  bloquant l’ouverture.

2) Si le corps avait été bougé, cela se verrait sur les flaques de sang. Il n’y a aucune trace de mouvement visible sur la grande quantité de sang partout dans la pièce.

3) Selon les criminalistes qui ont étudié les lieux, “les taches de sang indiquent qu’il n’y avait personne derrière le procureur et que personne n’aurait pu sortir avec la porte quasi fermée…”

4) Quelqu’un sur le point d’être tué essaie de se défendre ; or, pas de désordre dans la pièce, pas de traces de coups sur le corps.

5) Pas de traces de sang hors de la salle de bain ce qui prouve que la porte était bien fermée. Comment quelqu’un pourrait-il en sortir sans bouger le corps ? Retour au point 2.

6) Les caméras de surveillance ne montrent aucune personne inconnue entrant ou sortant de l’appartement ; les policiers de garde dans la rue et dans l’entrée de l’immeuble n’ont vu entrer aucun ‘étranger’ à l’immeuble. Aucun locataire de l’immeuble n’a quitté son appartement après la mort du procureur.

7) Contrairement aux affirmations de l’accusation qui affirment qu’il n’y a pas de traces de poudre sur les mains du procureur, les experts en balistique ont découvert “des traces de particules consistantes avec des traces de coups de feu” tout en précisant qu’elles “pourraient également provenir d’une source non liée à l’utilisation d’une arme”. Ces experts se réfèrent au spécialiste états-unien Vincent Di Maio qui, après avoir analysé 116 suicides par arme de calibre 22, a conclu que des traces de poudre n’apparaissaient que dans 11% des cas.

Le tandem Nisman-Stiuso

Lorsque le président Néstor Kirchner confie le dossier AMIA au procureur Nisman, il lui adjoint Horacio Antonio Stiuso, connu comme “Jaime”, directeur des opérations des services secrets argentins (SIDE) (1). Très proche des services secrets états-uniens et israéliens pour qui l’Iran est l’ennemi public numéro un, il va imposer une piste iranienne à l’enquête alors que celle-ci s’orientait plutôt vers une piste syrienne qui impliquait l’ancien président Carlos Menem… Celui-ci, le juge fédéral José Galeano et le chef des services secrets de l’époque avaient créé de toutes pièces une fausse piste en accusant des policiers argentins. Leur procès s’est récemment ouvert. Le tandem Stiuso-Nisman “enquête” pendant 20 ans sans apporter de résultat. En 2013, pour faire avancer le dossier, la présidente Cristina Kirchner propose à l’Iran de signer un Memorandum d’Entente qui créerait une Commission de la Vérité autorisant les juges argentins Canicoba et Nisman à se rendre en Iran pour interroger les neuf accusés iraniens sur place. Ce traité est ratifié par le Sénat puis par la Chambre des députés argentins mais n’entrera jamais en vigueur, le Parlement iranien refusant de le ratifier… À la demande de la justice argentine, Interpol avait placé les Iraniens sur les listes d’Alerte rouge : ils risquent une arrestation immédiate dès qu’ils sortent de leur pays. Le Memorandum n’inclut pas la fin des alertes rouges. Pour Stiuso, les services secrets états-uniens et israéliens et la droite de ces pays, tout traité avec l’Iran doit être refusé. Ils l’attaquent de deux côtés : le faire déclarer anti-constitutionnel (ce sera chose faite en 2015) et faire tomber la présidente en l’attaquant à travers le Memorandum d’entente.

Le 12 janvier 2015, le juge Nisman revient soudainement d’Espagne où il était parti en vacances avec sa fille, pour remettre à la juge de garde (le pouvoir judiciaire est en pleine vacances d’été) María Servini, un document dans lequel il accuse la présidente, son ministre des Affaires étrangères et d’autres personnes d’avoir engendré le Memorandum comme “un complot en vue d’assurer l’impunité des accusés iraniens, d’avoir demandé à Interpol la levée des Alertes rouges et de vouloir échanger cette impunité au profit d’échanges commerciaux pétrole iranien contre céréales argentines”.

Tout est faux. Ronald Noble, l’ancien directeur d’Interpol (situé à Lyon) déclare que “ce qu’affirme Nisman est faux” : le gouvernement Kirchner avait au contraire insisté pour conserver les Alertes rouges, et les soi-disant échanges commerciaux n’ont jamais eu lieu ni n’étaient prévus. La juge Servini refuse le document “qui n’apporte aucune preuve aux accusations” portées. Nisman affirme alors que Antonio Stiuso, le chef des services secrets argentins (SIDE) a promis de lui apporter toutes les preuves nécessaires sous forme de documents écrits et d’enregistrements d’écoutes téléphoniques qui impliquent la présidente et son ministre, preuves qu’il présentera à la Commission sénatoriale le lundi 19 janvier.

Au cours de son enquête, la juge d’instruction Fein découvre que, depuis 2007, Stiuso, annonce au procureur Nisman que “le rapport contenant les preuves de la culpabilité de la présidente et de ses proches, fruit d’un long travail d’étude des écoutes téléphoniques, est sur le point de lui être remis”. Depuis 2007, deux fois par an, le juge demandait à Stiuso de lui remettre ce rapport et s’entendait à chaque fois répondre : “Il est sur le point d’être terminé”. En janvier 2015, ce rapport ne lui avait toujours pas été remis. Estimant que “Stiuso répondait plus aux ordres de services étrangers qu’à son gouvernement”, la présidente le démet de ses fonctions fin 2015 et refonde le SIDE en AFI (Agence fédérale du renseignement). Les nouveaux responsables annoncent  qu’ils n’ont trouvé aucune trace de ce rapport : il n’a jamais existé. C’est pourtant sur base de ces “preuves” que le juge avait monté son dossier contre la présidente Kirchner.

Les dépositions contradictoires de Stiuso

Quelques jours après la mort de Nisman, Stiuso avait déclaré devant la juge d’instruction Viviana Fein “qu’il était surpris… et qu’il n’attendait pas cela d’une personne comme lui, passionnée par son travail”. Aucune mention d’un crime possible. Le lendemain il s’enfuyait aux États-Unis ! Début mars 2016, un an plus tard, changement total d’attitude. Convoqué pour une deuxième déposition devant la juge Palmaghini qui a repris l’enquête, il déclare que la présidente a donné instruction à Francisco Larcher, le numéro 2 du SIDE à l’époque, de lui faire savoir qu’il fallait “freiner l’enquête”. Puis il lance une bombe : “Nisman a été assassiné par des Iraniens aidés par un groupe lié au gouvernement” de la présidente Cristina Kirchner ! Qui sont ces Iraniens ? Comment sont-ils entrés en Argentine (et sortis) ? Comment sont-ils entrés dans l’appartement ? Pourquoi ont-ils utilisé l’arme prêtée au procureur par Lagomarsino ? Pourquoi ne l’ont-ils pas tué lors d’un de ses nombreux déplacements à l’étranger où il se rendait toujours sans protection plutôt que dans son appartement surveillé par des policiers ? Quel est ce groupe “lié au gouvernement” ? Aucune réponse, aucune preuve…

L’ex-numéro 2 du SIDE contredit son chef Stiuso

Le 21 mars, Francisco Larcher dit “Paco”, est interrogé par la juge Palmaghini. Stiuso prétend que c’est Larcher qui lui a transmis les ordres de la présidente Kirchner de freiner l’enquête sur l’Iran et sur l’attentat contre l’AMIA. Larcher dément catégoriquement : “Je n’ai jamais parlé avec la présidente ni de Stiuso ni de la cause de l’attentat. Je ne lui ai jamais donné d’instructions pour qu’il freine cette enquête ni aucune autre”. Qui ment ? Palmaghini se déclare incompétente. Également favorable au renvoi du dossier au niveau fédéral, la juge Palmaghini a besoin d’un élément juridique justifiant ce renvoi. Elle le trouve dans une phrase de la déposition de Stiuso. Selon lui, “la mort de Nisman est intimement liée au travail qu’il réalisait…”. Lorsqu’on lui demande pourquoi il n’en a pas parlé lors de sa précédente déposition, il répond “qu’il l’a fait mais que la juge Fein et son secrétaire Chirichela ne l’ont pas consigné dans leur rapport”… Étonnement de la juge Palmaghini : La juge Fein ne vous a pas lu ce rapport à haute voix avant que vous et votre avocat ne le signiez ? – Stiuso : Si, elle l’a fait. Palmaghini :  La juge ne vous a pas permis de lire le rapport avant que vous et votre avocat ne le signiez ? Stiuso : Si, mais il nous a sans doute échappé qu’elle n’a pas inclus cette phrase. Son avocat, Blanco Bermudez, “ne se souvient plus”… Plutôt que de vérifier les dires de Stiuso, Palmaghini accuse immédiatement la juge Fein et son secrétaire d’avoir “manqué à leur devoir”. Ils seront rapidement acquittés par le juge Ernesto Botto en charge de cette accusation qui s’étonne de l’action de Palmaghini en des termes assez durs : “Elle saura pourquoi elle n’a pas mis Stiuso en examen pour faux témoignage puisqu’il est évident qu’il a changé sa déclaration…”

Alors que la juge Palmaghini avait, le 12 février 2016, résolu “qu’il n’y avait aucune raison de passer le dossier à un tribunal fédéral”, cinq heures à peine après la déposition de Stiuso, elle se déclare “incompétente” et passe le dossier à une Chambre du crime pour que celle-ci détermine si oui ou non, le dossier peut passer au niveau fédéral. Elle rédige un rapport de 45 pages dont 40 sont dédiées à un soi-disant “manquement à leur devoir” de deux policiers de garde de l’immeuble de Nisman “qui ont trop tardé à forcer la porte du procureur lorsque celui-ci ne répondait plus au téléphone le dimanche” (les deux policiers seront vite acquittés). Ce n’est que dans les cinq dernières pages de son rapport que la juge justifie son “incompétence” et ce, sur deux arguments : 1) Carlos Moro, un ancien agent de la police aéroportuaire et ami de Nisman déclare “que personne ne peut le convaincre que Nisman était devenu un mauvais fils, un mauvais père, un mauvais ami [en se suicidant]… Il n’aimait pas les perdants et pour lui, un suicidé est un perdant”…  et  2) La théorie selon laquelle lors des relevés de l’état de l’appartement par la police et la juge d’instruction, l’ordinateur et le téléphone portable du procureur Nisman aient été “contaminés”. Cela correspondrait à “une violation de correspondance”, un délit fédéral… Par contre, la juge prend soin de ne pas se prononcer sur le fond de l’enquête : suicide ou meurtre…

Une affaire très politisée depuis l’élection du président Macri en janvier 2016

Pour le nouveau directeur de la AFI, Oscar Parrilli, “C’est Stiuso qui a préparé le document d’accusation que Nisman devait présenter à la Commission sénatoriale le 19 janvier parce qu’il savait que la présidente allait le limoger”. Pour l’avocat de la mère du procureur défunt, Pablo Lanusse, “Le gouvernement de Cristina Fernández a voulu liquider tous ceux qui s’opposèrent au Memorandum d’entente avec l’Iran. C’est pour cela qu’elle a limogé Stiuso et changé le SIDE. Ils ont trop attendu pour le faire avec Nisman, alors ils l’ont tué”… Encore une fois, il n’apporte aucune preuve ni d’un assassinat présumé ni de la participation de l’ex présidente. À peine arrivé au Palais présidentiel début janvier 2016, le président Macri limoge Parrilli et déclare dans son discours inaugural “qu’il cherchera à ce que justice soit faite pour le procureur Nisman”. Étrangement (ou pas), l’accusatrice Arroyo Salgado se trouve au côté du nouveau président…

Alors suicide ou meurtre ?

Ni la juge d’instruction Viviana Fein, ni la juge en charge du dossier Fabiana Palmaghini, ni l’accusatrice principale Sandra Arroyo Salgado ni ses avocats ni Stiuso n’ont apporté l’ombre d’une piste prouvant que le procureur ait été assassiné, encore moins par le technicien en informatique Diego Lagomarsino qui lui avait prêté l’arme. Leurs seuls arguments (le corps a été bougé, il n’y a pas de traces de poudre sur ses mains) ont été démenti par 18 experts : 13 légistes et 5 criminalistes. Seuls les 3 représentants de l’accusation estiment qu’il y a eu crime. Pour l’avocat de Lagomarsino “il est absurde que son client laisse derrière lui une arme qui l’accuserait immédiatement puisqu’il avait un permis en bonne et due forme”. Lorsque Stiuso déclare (après un an passé aux États-Unis) que “le meurtre a été commis par l’Iran assisté d’un groupe lié au gouvernement Kirchner”, il n’apporte aucune preuve.

La thèse du suicide

Elle se base sur un relevé des événements des derniers jours avant la mort du juge. Nisman savait que ses accusations contre la présidente lors de sa présentation devant la Commission sénatoriale seraient difficiles à défendre car Stiuso ne lui avait pas remis les preuves téléphoniques promises. Il devient victime d’une spirale descendante : 1) Le 15 janvier, le ministre Timerman produit une lettre du secrétaire général d’Interpol montrant que le gouvernement argentin, non seulement n’a jamais demandé la levée des alertes rouges mais qu’il a insisté pour qu’Interpol ne les lève pas. L’ancien chef d’Interpol Ronald Noble confirme au journal Página12 que ce qu’affirme Nisman “est faux”. 2) Les juges Canicoba et Servini rejettent le document accusatoire du procureur car “il  n’apporte aucune preuve”. 3) Les deux organisations juives DAIA et AMIA prennent leur distance et “attendent des preuves”. Les organisations de parents des victimes et des survivants rejettent le document. 4)  Le vendredi 16 janvier, le responsable des Analyses du SIDE (Services secrets argentins), Alberto Massino, annonce au juge qu’il n’y a pas d’autres écoutes téléphoniques que celles qui lui ont été remises dans lesquelles jamais n’apparaissent les voix de la présidente ni de son ministre. 5) Le samedi 17, Nisman appelle trois fois Jaime Stiuso, principal fournisseur d’informations (lui-même informé par les services secrets US et israéliens). Stiuso ne lui répond pas et ne le rappelle pas. 6) Ce dimanche 18 janvier, le juge Nisman sait que le lendemain, il se retrouvera seul à défendre les actes d’accusation devant la Commission sénatoriale sans aucune preuve entre les mains. Le soir même, il est retrouvé mort dans sa salle bains…

La décision de la Chambre du crime

Le 23 mars, la Sixième Chambre du crime décide à l’unanimité de ses trois membres de transmettre le dossier à la justice fédérale. Pour le juge Filosof, “la mort d’un employé fédéral est matière fédérale que sa mort soit par suicide ou assassinat”.  Pour les juges Lucini et Pociello “l’hypothèse de l’homicide est plus que plausible”. Pour ces deux juges, les preuves scientifiques apportées par les légistes et les criminalistes ne sont pas décisives ! Mais ils n’apportent aucun argument pour les contrer. Pour ses opposant politiques, le gouvernement Kirchner a fait exécuter le juge Nisman parce qu’il craignait les preuves que le juge affirmait pouvoir apporter. Pour le secteur proche de l’ex-présidente, c’est justement parce que le juge était conscient que ses preuves n’en étaient pas qu’il s’est peut-être suicidé. Affaire à suivre.

Jac FORTON

(1) SIDE : Secretaria de Intelingencia del Estado soit Secrétariat du renseignement de l’État, rebaptisé AFI, Agence fédérale du renseignement par la présidente Cristina Fernández fin 2015.
Photo (CC) : Jmalievi – Marche en Argentine pour le juge Nisman, 19 janvier 2015.
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