“Le Monde extérieur”, dernier roman en français du Colombien Jorge Franco

L’auteur colombien, Jorge Franco, nous revient avec son roman Le monde extérieur qui a reçu en 2014 le prix Alfaguara en Espagne et dont les éditions Métailié viennent de publier la traduction.

Nous sommes en 1971, à Medellín, où se déroule une classique histoire d’enlèvement contre rançon de don Diego, riche homme d’affaires, propriétaire d’un château extravagant. Les ravisseurs sont une bande de petits malfrats issus des quartiers pauvres avoisinant la résidence. Avides d’argent facile ils se révèlent plutôt minables. Mais rien ne se passe comme prévu, les négociations traînent, ce qui permet à Jorge Franco de nous transporter dans le Berlin d’après guerre avec don Diego, dans la vie au château de la famille composée de sa femme, aristocrate allemande et de leur fille Isolda, dans la vie également de Mono et de sa bande de voyous. Peu à peu la tragédie finale se profile…  En effet, l’histoire à priori est classique : le riche don Diego séquestré par l’horrible Mono et sa bande, dans des conditions assez rudes et dégradantes pour le vieillard, l’attente pesante de la rançon ! Très vite cependant, le lecteur sent que la famille ne paiera pas, que l’issue risque d’être tragique et que cette possibilité laisse don Diego de marbre.

L’originalité de ce récit par contre tient à son traitement en patchwork : nous plongeons dans le passé de don Diego qui, à 50 ans rencontre à Berlin une jeune aristocrate prussienne dans le contexte violent de l’après guerre. Il la ramène à Medellin, lui construit ce château qu’il transforme en prison dorée pour elle et pour leur fille unique, Isolda (prénom choisi en hommage à Wagner). Nous suivons la vie très solitaire et peuplée d’imaginaire de la fillette, nous la voyons grandir, étouffer, se révolter et au seuil de l’adolescence provoquer un scandale qui l’enverra dans un pensionnat. Nous assistons aussi aux longues conversations entre Mono et don Diego, meublées surtout par les confidences provocatrices de Mono qui avoue avoir adoré de façon obsessionnelle Isolda, l’avoir épiée sans cesse depuis les arbres qui encerclent la propriété. Entre ces révélations, nous voyons Mono et ses compagnons agir, s’agiter et s’agacer les uns les autres.

Une autre alternance inattendue dans ce roman c’est le traitement du narrateur : c’est tantôt un narrateur omniscient à la troisième personne, tantôt un « nous » représentant les gamins pauvres du coin qui espionnent dans les arbres le château, le parc et surtout Isolda, tantôt un « je » associé aux « nous » et qui recoupe dans ses remarques et sa passion pour Isolda le « je » du dialogue de Mono avec don Diego. Est-ce le même personnage ? Aucune réponse n’est fournie et le lecteur restera libre de son interprétation.

Autre point intéressant, aucun personnage n’est sympathique, ni parmi les protagonistes, ni parmi les  seconds rôles, ils sont tous à l’image de la vraie vie, tantôt touchants, tantôt agaçants, voire repoussants. Isolda nous reste lointaine, on assiste à ses caprices d’enfant gâtée, mal élevée,  on voit sa solitude  pesante, ses révoltes vaines, vite étouffées par ses parents, mais elle est dure, n’aime personne hormis elle-même. Don Diego, la victime, nous émeut parfois par sa dignité orgueilleuse, face à ses ravisseurs, même quand il se fait humilier mais on ne peut que blâmer sa raideur, son obstination due à son éducation et ses principes rigides et égoïstes qui ont fait le malheur d’Isolda à qui il refusera l’accès à la normalité du monde extérieur.

Mono lui aussi nous fait un peu sourire dans ses délires irréalistes d’amour possible partagé avec Isolda, dans ses rodomontades devant sa bande peu intelligente, alors qu’il se fait manipuler par un petit ami sans scrupules, et qu’il vit chez sa mère. Puis peu à peu quand tout lui échappe et qu’arrive la déchéance, il provoque un peu la pitié du lecteur, mais il est cruel, méchant, aime humilier ses semblables, joue les petits chefs sadiques et nous agace prodigieusement. Donc malgré quelque élans d’empathie fugace dans certaines scènes, la plupart du temps, on n’éprouve ni compassion, ni solidarité pour aucun des personnages qu’ils soient victimes ou bourreaux. On se contente d’observer avec froideur ou œil critique ce qui nous est donné à voir.

En définitive, les alternances de narrateur, ce va et vient dans le temps et dans l’espace selon les chapitres, le côté un peu conte de fée des moments réservés à la vie au château et à l’enfance d’Isolda, qui se mélange au réalisme cru du monde bien réel et violent, voilà ce qui fait l’originalité et la force de ce roman passionnant à lire.

Louise LAURENT
Le monde extérieur, de Jorge Franco traduit de l’espagnol (Colombie) par René Solis, éditions Métailié, 272 p. 20 €. – SITE