“Nous, sujets humains”, le dernier opus d’Alain Touraine

À 90 ans, le sociologue français Alain Touraine, à l’œuvre monumentale traduite dans le monde entier, publie un nouvel ouvrage Nous, sujets humains, dans lequel il nous livre sa vision des enjeux auxquels nous sommes confrontés. Né en 1925, il se fait d’abord connaître par une recherche sur l’évolution du travail ouvrier aux usines Renault en 1958 puis il devient, avec Michel Crozier notamment, l’un des fondateurs de la revue Sociologie du Travail à partir de 1959. Son œuvre s’intéresse dans un premier temps à l’histoire du mouvement ouvrier, hors du cadre de la lutte des classes, dont il cherche à comprendre le déclin dans notre société post-industrielle. Il s’est ensuite illustré par ses recherches sur les nouveaux mouvements sociaux qui prennent la relève dans notre société actuelle : le féminisme, l’écologie, le régionalisme… Nous saluons ici l’œuvre de cet éminent sociologue français en présentant son dernier ouvrage publié en septembre dernier aux éditions du Seuil. Nous traduisons également un entretien accordé à BBC Mundo, dans lequel il propose une analyse des dernières élections régionales en France, prenant le contre-pied du catastrophisme ambiant.

Présentation de son dernier ouvrage

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Après avoir analysé, dans La Fin des sociétés (2013), le déclin des sociétés industrielles et le délitement de leurs piliers, Alain Touraine élabore dans cet ouvrage une nouvelle pensée sociale capable d’appréhender le monde qui leur succède.

Les promesses de la globalisation et du développement des technologies de l’information sont aussi vastes que sont grands les obstacles à leur réalisation. Alors que nous prenons de plus en plus conscience du droit inaliénable au respect de la dignité humaine, nous nous heurtons dans nos pays à la puissance d’un capitalisme financier déconnecté de l’économie productive et, ailleurs dans le monde, à des régimes tyranniques ou totalitaires qui menacent de dominer la sphère de la subjectivité autant que celle des ressources matérielles. Si notre capacité de nous transformer nous-mêmes et d’agir sur notre environnement n’a jamais été aussi forte, le potentiel de destruction de l’humanité apparaît simultanément inégalé.

Face à ces enjeux décisifs auxquels l’indignation ne peut à elle seule répondre, Alain Touraine en appelle à la mobilisation de nouveaux acteurs susceptibles de remplacer les mouvements sociaux dont les conflits structuraient les sociétés industrielles. À la fois éthiques et démocratiques, ils doivent se faire les défenseurs des droits fondamentaux du sujet humain pour combattre des formes de pouvoir dont l’emprise se révèle de plus en plus totale.

Sociologue de renommée internationale, Alain Touraine a publié en un demi-siècle de carrière une quarantaine de livres.

Source : Seuil.com
Nous, sujets humains, d’Alain Touraine, éd. Du Seuil, 416 p., 24 Euros. SITE

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Critique du Monde des Livres

Alain Touraine, grande figure de la sociologie française et auteur d’une œuvre importante, amorce Nous, sujets humains, son nouvel ouvrage, avec un constat urgent. Le monde est aujourd’hui gouverné par trois systèmes de pouvoir, dit-il : en Occident, le pouvoir du capitalisme débridé, coupé de tout investissement productif ; un pouvoir totalitaire plus traditionnel, présent en Chine et en Russie ; et, enfin, le pouvoir des “tyrannies post-nationalistes”, comme l’Iran, où justice et ordre ­religieux ne font qu’un. L’ambition de ces tyrannies est absolue, en ce qu’elles sont historiquement nées pour contrôler la liberté des citoyens. Contre ces forces totales peut seule se dresser la « subjectivation » des ­sociétés : s’érigeant en “sujet”, l’individu revendique ainsi la supériorité des droits humains fondamentaux sur toutes les lois, et défend la dignité de l’être humain contre les intérêts privés des classes dominantes et la mollesse idéologique des dirigeants. Si la société se pense en termes éthiques, les mouvements sociaux fondés sur l’universalisme et l’égalité-solidarité incarnent un nouvel Eros, une pulsion de vie qui s’oppose aux élans mortifères de Daech et autres “anti-mouvements sociaux ”. Avec ce livre foisonnant, où l’on retrouve l’ambition et la sensibilité qui le dis­tinguent, Alain Touraine cerne les enjeux politiques et citoyens d’une ­société qui sera éthique ou ne sera pas. Faute de mobilisation, elle ris­querait de devenir, à l’image du monstre baudelairien, “l’héautonti­moroumenos ”, le bourreau de soi-même.

Esther ATTIAS
Le Monde des Livres

Source : Lemonde.fr

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Extraits de l’interview d’Alain Touraine à BBC Mundo

“Touraine et les élections en France : “Il est stupide” de dire que la classe ouvrière qui était de gauche est maintenant de droite”

Le sociologue Alain Touraine a souvent été récompensé pour la qualité de ses analyses de nos sociétés, mais quand il parle du premier tour des élections régionales du 6 décembre 2015 dans son propre pays, il ne cesse de répéter ce mot : “confusion”.

[…]

Dans une interview accordée à BBC Monde, Touraine soutient que le FN tire sa force “de la disparition des partis politiques de la société industrielle”. À 90 ans, ce sociologue, inventeur du terme “société post industrielle”, et passionné par l’Amérique latine, analyse la signification de ce premier tour des élections, après les attentats de 13 novembre à Paris, qui ont fait 130 morts.

Voici un résumé du dialogue téléphonique :

Quel est l’enjeu dans ces élections régionales ?

Apparemment, il s’agit d’élections régionales, mais il s’agit en réalité plutôt d’élections nationales. C’est une indication du long chemin qu’a parcouru le FN depuis environ 25 ans, jusqu’à être victorieux dans des élections importantes, parlementaire et présidentielle.

Et quelle est la situation aujourd’hui ?

Elle est totalement confuse, et il convient de sortir de cette confusion. Il y avait en France des régions qui votaient traditionnellement à gauche, en particulier le Nord, base principale du socialisme de par sa culture ouvrière et de par une certaine tradition d’entraide mutuelle. À ce jour, la chute des votes socialistes est une catastrophe. Le Sud était également traditionnellement une région de gauche, non pas parce qu’il s’agissait d’une région ouvrière, mais parce qu’y résidaient de nombreux Français d’Algérie. Ce sont les deux régions dans lesquelles le FN a le plus progressé, de façon dramatique.

Pourquoi ?

Bien évidemment, ce n’est pas parce que la classe ouvrière, qui était de gauche, serait maintenant de droite. Il serait stupide de le penser. C’est bien parce qu’il n’y a plus d’ouvriers, seulement des gens sans emploi, sans perspectives et sans syndicats. Ces gens n’ont pas de culture ouvrière. Ils cherchent du travail dans le secteur tertiaire plutôt que dans les entreprises industrielles, qui ont disparu.

La France a perdu autant d’industries que l’Angleterre, mais elle n’a pas un système bancaire équivalent à celui de Londres. Alors, pour défendre la classe ouvrière et les gens aux faibles revenus, il faut réindustrialiser le pays. Le pays est décrit par les géographes comme étant à deux faces. D’une part, il y a les grandes métropoles comme Paris, Lyon et Lille, qui se sont désindustrialisées pour des raisons peu claires et qui sont plus politiques qu’économiques, et d’autre part il y a la “périphérie”. La France a pris du retard.

Comment cela se traduit-il au niveau électoral ?

Même s’il est évident que le Front national a capté l’électorat du Parti Communiste et une fraction du Parti Socialiste, des ouvriers, des employés, et des jeunes, si vous voulez mettre en place une politique de réindustrialisation et d’ouverture vers le monde européen et l’économie mondiale, il ne faut pas voter pour le Front national parce qu’il ne représente pas la France moderne. Alors, le jeu de mots est source de confusions. Il y a des éléments arriérés, d’autres pré-modernes, et d’autres anti-modernes au sein de l’extrême droite et de l’extrême gauche, car ils sont les mêmes.

Ce qui est dramatique avec la gauche moderne, c’est qu’elle n’a pas la majorité. Elle a réalisé une alliance avec des secteurs qui n’ont rien de moderne, avec des fonctionnaires qui sont trop nombreux, principalement des enseignants. Ainsi, le Front national parle au nom de gens qui ont été de gauche, mais en étant lui-même d’extrême droite. La gauche est plus moderne que la droite, mais elle n’a pas la majorité, donc elle doit s’appuyer sur ces secteurs de fonctionnaires qui sont en faveur d’une forte centralisation de l’État et qui paralyse les secteurs les plus modernes.

Dans ce contexte, diriez-vous que le Front national est le premier parti politique en France, et Marine Le Pen la femme politique la plus puissante ?

Non, je ne dirais pas ça. Elle est celle qui progresse le plus, certes, mais pour être un grand parti politique, il ne suffit pas d’attirer les votes. Il faut avoir des idées, de la cohérence, et la capacité de maintenir une ligne politique dans une situation complexe qui change constamment. Marine Le Pen est un clown de cirque qui attire les enfants mais n’a rien d’autre à leur dire que “donnez-moi de l’argent” ou “votez pour moi”. Je ne sais pas si vous avez une idée claire de ce que serait son programme en politique fiscale, dans le domaine de l’éducation, de la santé et de la couverture sociale…. Ni ce que serait la politique étrangère d’un gouvernement d’enfants ivres. Dieu nous en garde !

L ’ “état de décomposition” des partis est très avancé, ce qui est normal après tout : nous avions des partis pendant la période industrielle, et maintenant que nous sommes sortis de l’ère industrielle nous avons besoin d’autres partis. D’une redéfinition. Le FN tire 80 % de sa force de la disparition des partis politiques de la société industrielle. Vous pouvez me garantir que si je rejette à la mer, et même tue, deux millions d’Arabes, ma situation économique va s’améliorer ? Franchement je ne le crois pas, et pense même le contraire.

Vous dites qu’il y a besoin de nouveaux partis, mais qui connaît actuellement une croissance aussi forte que celle du FN ?

La situation actuelle peut changer d’un moment à l’autre. Il ne faut pas oublier l’emballement des médias vis-à-vis du FN les trois jours qui ont suivi le premier tour, avant que les estimations ne commencent et montrent, dès le vendredi 11 décembre, que la victoire des deux dames était improbable.

Nous sommes dans un monde de contradiction entre la réalité et les mots, la réalité et les rêves ou les symboles. Alors, le FN parle haut et fort, tout le monde parle d’une catastrophe pour le parti de gauche, alors qu’en réalité il n’y a aucune modification au niveau national du nombre de votes pour la gauche. Et, avec l’alliance terrible qu’a faite le Parti socialiste, en retirant ses candidats dans les régions Nord et Sud, pour barrer le Front national, on s’aperçoit que ce dernier est en meilleure position dans le Centre et en Bourgogne, deux petites régions qui n’ont pas grande importance. Je redis donc : confusion et extrême complexité.

Que pensez-vous de l’attitude du gouvernement et de la société française face aux récents attentats de Paris ?

Mon seul commentaire est une immense admiration et un immense respect pour les Français. Ce qu’ils ont fait est extraordinaire. Il y a 130 victimes, tuées dans des conditions horribles par des Musulmans, malgré tout. Avez-vous vu se produire quelque chose comme le Ku Klux Klan au temps de Martin Luther King, dans le sud des États-Unis ? Ou des manifestations violentes contre les Arabes et les Musulmans ? Des scènes de lynchage ? Rien. Pas un mot contre l’Islam. Pratiquement aucun acte de violence. La marche de quatre millions de Français en janvier dernier était une marche pour l’amour de la liberté, pour la défense absolue de la liberté d’opinion et d’expression. Ce furent trois heures extraordinaires dans les rues de Paris. J’ai tant de fois eu honte du comportement des Français, cette fois je les trouve géniaux. C’est la France de demain, pas celle d’hier.

Voulez-vous dire que ces évènements si tragiques ont permis par ailleurs aux Français de réfléchir à ce qui les unit, dans un État nation si ancien qu’il avait l’air d’avoir perdu sa capacité à les réunir ?

C’est exactement ce que je pense. D’une manière peut être un peu abstraite, ce qui m’a le plus ému, en tant que sociologue, c’est la référence aux valeurs universelles supérieures, comme la liberté ou la dignité humaine, le partage du deuil et la solidarité pour ces jeunes, qui avaient une vie simple et allaient écouter un groupe de rock américain, ou prendre un verre de vin avec des amis. J’ai confiance en l’avenir, malgré tout.

Gerardo LISSARDY (BBC Mundo)
Traduit par
Catherine Traullé 

Source : Bbc.com