“La vie, ce n’est que du printemps…”, la pianiste chilienne María Paz Santibañez

Qu’un gouvernement envoie une artiste connue comme attachée culturelle n’est pas courant. C’est pourtant l’honneur que nous a fait la présidente du Chili, Michelle Bachelet, en nommant à ce poste la pianiste de renom international María Paz Santibañez. Espaces latinos l’a rencontrée à son bureau… La première chose qui frappe en entrant dans la salle est un petit bureau encombré et un grand piano ! Aujourd’hui reconnue comme l’une des meilleures interprètes d’œuvres contemporaines, la trajectoire de María Paz Santibañez, femme dynamique et volubile, n’a pas été de tout repos… Ces deux dernières semaines d’octobre, elle est de retour au Chili pour une série de concerts, dont un au palais présidentiel de La Moneda (le 27 octobre), et un autre au Musée de la Mémoire à Santiago (le 24 octobre). Elle sera ensuite de retour à son poste à l’ambassade du Chili à Paris pour continuer son travail de promotion de la culture de son pays. Voici l’entretien que nous avons publié dans notre édition double qui vient de paraître.

Soudain, dans la rue, un coup de feu. En cette année 1987, on sent que la dictature du général Pinochet peut-être renversée. Les partis politiques tentent de s’unir et les mouvements sociaux organisent des actions de résistance : la grève générale des 2 et 3 juillet de l’année précédente fut un succès total. Les étudiants universitaires font partie de cette résistance, non seulement à la dictature mais aussi au néolibéralisme effréné impulsé par les ‘Chicago Boys’, des économistes chiliens formés aux États-Unis, qui ont convaincu Pinochet d’imposer ce système économique au Chili. Lorsque José Luis Federici, nommé par Pinochet recteur de l’Université du Chili, veut la “moderniser”, c’est-à-dire l’amputer de plusieurs facultés et la gérer comme une entreprise, les étudiants organisent des actions de protestation. Le 25 septembre 1987, un groupe se rassemble discrètement devant le théâtre municipal de Santiago, à quelques rues du Palais présidentiel et se met à siffler l’air bien connu depuis des années de “Y va a caer, y va a caer, la dictadura militar” (elle va tomber la dictature militaire). D’habitude cela dure quelques secondes et se termine par un lancer anonyme de tracts d’opposition au régime avant que n’arrive la camionnette des policiers et les gaz lacrymogènes. Mais soudain, un coup de feu, puis un autre. Un policier vient de tirer à bout presque portant une balle dans la tête d’une jeune femme. María Paz Santibañez, étudiante de piano à la faculté des Arts de l’Université du Chili, est immédiatement transportée à l’hôpital : elle est presque complètement paralysée. Elle mettra cinq années pour récupérer l’usage de ses doigts, de nombreuses autres pour devenir une des meilleures pianistes mondiales.

À quatre ans déjà !

Espaces latinos (EL) : Quand cette passion pour la musique vous est-elle venue ?

María Paz Santibañez (MPS) : Ma famille est très attachée à la musique. Aux repas ou en voiture, il y avait toujours de la musique et on chantait à longueur de journée. Mon père chantait faux et nous menaçait de chanter si nous ne chantions pas. On s’empressait de le faire… Il y avait un piano à la maison et mon frère a commencé à en jouer, puis ma sœur de la guitare, un autre frère (nous sommes sept !) du piano. Dans mes souvenirs la musique est toujours présente. À quatre ans, mon père m’a écrit une lettre : “Comment va mon amour… Je rêve toujours que tu joues du piano pour moi…”. Ma famille m’a dit qu’à quatre ans, je jouais déjà du piano ! Enfant, je disais que je voulais être médecin pour soigner ma grand-mère, et pianiste. Je regardais mon frère jouer le Premier prélude de Chopin et je me suis dit “Le jour où je jouerai comme ça, ce sera bon…”. Alors, j’ai commencé des études formelles de piano…

EL : Vous avez fait de la musique classique tout de suite, pas de jazz ou autre ?

MPS : Non, pour moi, le piano a toujours signifié la musique classique et la guitare la musique populaire. J’aimais aussi le charango, la flûte des Andes, d’autres instruments. Mais le piano a toujours été du classique.

EL : Vous avez eu des professeurs qui comptent…

MPS : Je suis tombée dans les mains d’un excellent professeur, Galvarino Mendoza, pianiste au conservatoire. Il avait joué avec Claudio Arrau (1). J’ai commencé mes études formelles avec lui la même année que mon père est décédé. Il devint un peu comme un père pour moi, un guide. Mes premiers morceaux importants (j’avais 15 ou 16 ans), du Bach, du Beethoven, c’était grâce à lui. Il m’a tout appris, la façon de s’asseoir devant un piano, pourquoi faire de la musique…

EL : Il avait des projets pour vous ?

MPS : Il voulait qu’à 18 ans, j’aie un certain répertoire. J’étais très heureuse d’en faire mon métier. Il fallait que j’obtienne mes diplômes de pianiste et concertiste. Au Chili c’est un diplôme universitaire. Je voulais y arriver. Je préférais rater les cours du lycée plutôt que ceux du conservatoire !

Septembre 1987, le coup de feu

EL : Ce 24 septembre, un policier vous tire une balle dans la tête. Votre vie bascule.

MPS : J’appartiens à une génération très combattive qui a dû faire des choix très jeune. À 16 ans, je me suis dit –Qu’est-ce que je fais ici à jouer du Beethoven ou du Bach si dehors ils sont en train de tuer mes frères… J’avais déjà été arrêtée plusieurs fois suite à des manifs, des amis ou des frères et des sœurs d’amis avaient disparu… C’était le climat. La désinformation était à l’ordre du jour et il fallait faire des choix. Une autre raison de manquer au lycée était ma participation à des réunions de la Fédération des étudiants qui voulait s’organiser pour combattre la dictature. C’était la culture de la vie contre la culture de la mort et il fallait se battre. Nous avions réussi à semi-démocratiser l’Université en récupérant de manière démocratique le contrôle du syndicat des étudiants. Des candidats pro-Pinochet se présentaient aux élections mais c’était souvent la gauche ou l’alliance centre-gauche qui les gagnait, et qui gagnait ainsi des espaces démocratisés.

EL : Et en 1987, Pinochet nomme José Luis Federici recteur de l’Université du Chili…

MPS : C’était un économiste nommé parce qu’il avait privatisé plusieurs entreprises nationales et Pinochet voulait privatiser l’Université en la divisant en petits morceaux à vendre… Pour la Fac des Arts, cela signifiait sa fermeture. Ils ont expulsé plusieurs professeurs pourtant très connus. Cela provoqua une grande contestation, l’université fut fermée pendant 3 mois, des manifestations organisées. Et c’est lors de l’une d’entre elles que cette horreur m’est arrivée…

EL : Comment avez-vous pu remonter la pente ?

MPS : La solidarité fut énorme, comme l’indignation collective. Il y avait tous les jours 300 personnes devant l’hôpital ! À travers l’agression contre moi, c’était un acte de la dictature contre l’université alors que pour nous, le printemps, c’est-à-dire la sortie de Federici et la fin de la dictature semblaient approcher. Il y avait là comme un symbole. De fait, certains historiens pensent que cette agression a marqué le début de la fin de la dictature. [Elle ne tombera en fait que deux ans plus tard, ndlr.] Les étudiants au Chili ont toujours été un détonateur. J’avais le sentiment très fort qu’il fallait que je me batte, un devoir de me remettre car si c’est bien moi qui avais été personnellement visée, il fallait que le symbole reprenne le dessus. Je venais d’avoir 19 ans et c’était lourd pour moi… Bien que soutenue par beaucoup de gens, j’ai eu des périodes de doute, des choses que physiquement je ne pouvais plus faire. Je voulais continuer ma carrière de pianiste. Je me suis dit que je ne serais jamais heureuse si je n’essayais pas. J’étais à moitié paralysée… Mon neurologue m’avait dit que si je pouvais marcher d’ici un an, ce serait bien et que si dans cinq ans, je n’avais pas récupéré mes mains, je devais changer de métier !

EL : Cela ne vous a pas découragé.

MPS : Il y a eu plusieurs étapes : mécanique, psychologique, ne pas tomber en dépression. Vers l’an 2000, j’avais toujours cet état d’esprit de me battre, j’ai dû reconstruire ma propre personnalité

La période française

EL : En 1999, vous vous installez à Paris. Vous travaillez avec Claude Helffer (2), considéré comme pianiste ‘avant-gardiste’. En termes de musique classique qu’est-ce que cela signifie ?

Claude Helffer est un grand pianiste français qui a exploré tout le répertoire de ses contemporains, il les a défendus. Il est un miroir entre la musique du passé et celle du présent, ce qui donne une compréhension de la musique nouvelle. C’était un grand musicien.

EL : Vous dites qu’il a marqué votre carrière. Pourquoi ?

MPS : Pour sa façon d’aborder la musique, son attachement au rythme qui donne à l’œuvre une vie permanente, pour sa générosité et sa façon d’enseigner. Il a donné des cours chez lui à partir de 1979 à des pianistes qui venaient de partout, il s’est rendu dans des universités d’été dans le monde (au Canada, au Mexique). Il faisait une analyse de la musique vouée à l’interprétation. Un précurseur des répertoires nouveaux. Il a été un pilier de la préparation de mon premier disque…

EL : Ce style de musique est devenu le vôtre ?

MPS : Je défends beaucoup la musique de mes contemporains. Je donne des concerts où je joue surtout le 20e siècle et les contemporains. Dans mes programmes, je reprends un peu les propositions d’Helffer qui étaient de mettre les œuvres en miroir. Si je joue des auteurs du début du 20e, je les mets en miroir avec mon répertoire des auteurs du passé.

EL : Mettre en miroir est jouer l’une puis l’autre ?

MPS : Voilà. L’une aide à l’écoute de l’autre. À écouter les contemporains, on commence à écouter autrement la musique du passé, à donner une autre lumière sur la lecture des musiques du passé. Il faut dire qu’en 1999 à Paris, j’ai connu la pianiste Odile Delangle qui m’a poussée à suivre des cours chez d’autres artistes et grâce à qui j’ai rencontré Claude Helffer. Une grande période pour moi ; je me suis dit que la vie, ce n’est que du printemps. Car venant des périodes sombres du Chili, j’arrive ici et personne ne me demande mon nom, mon prénom ; elle joue, elle ne joue pas, c’est bon ! C’était un cadeau. Je n’étais pas pianiste à cause de 1987. Ici, j’avais cette liberté de m’exprimer musicalement sans qu’on me demande si j’avais mal à mes dix doigts.

L’attachée culturelle

EL : Quel est le travail d’une attachée culturelle ?

MPS : Faire rayonner la culture chilienne en France. Quand des artistes chiliens ont des projets en France, mon rôle est de les soutenir, de les aider à ce qu’ils puissent se produire. J’essaie d’ouvrir des portes, les guider, favoriser des prises de contact, faciliter les démarches en France de gens qui veulent faire venir un artiste chilien… Je peux aussi signer des accords pour des échanges entre le Chili et la France, ce qui permet de consolider les liens d’amitié franco-chilienne. L’ambassade du Chili est, par exemple, partenaire institutionnel dans l’organisation des Belles Latinas mises sur pied par Espaces latinos (il y aura quatre auteurs chiliens en novembre).

Trois disques déjà…

EL : Vous en êtes à votre troisième disque.

MPS : Le premier en 2003 s’appelle Piano-Piano. C’est un résumé des dix années précédentes mais aussi un hommage à une grande pianiste chilienne Cecilia Plaza. Elle m’a fait découvrir un monde musical qui m’a permis de m’exprimer autrement ; elle m’a donné un autre répertoire dans une période où je me reconstruisais. À travers l’interprétation de Cecilia Plaza, ce disque est aussi un hommage à Cirilo Vila. Vila a formé toute une génération de compositeurs chiliens dans les catacombes de la dictature, puisque les cours avaient été fermés. Le deuxième disque (2013) est intitulé Études d’Interprétation : un répertoire historique pour la mémoire à 40 ans du coup d’État, mais aussi un hommage aux grands maîtres et compositeurs d’aujourd’hui et aux auteurs latino-américains de 1920 à nos jours. [Ce disque a été primé par les associations Clef Resmusica et 4 diapasons, ndlr].

EL : Votre troisième disque, La Caja Mágica vient de sortir. Selon la critique Victoria Okada de Resmusica c’est « un exploit pianistique remarquable […] qui nous aide à comprendre la musique d’aujourd’hui en suggérant un modèle d’interprétation de cette dernière. »

MPS : Mon travail d’attachée culturelle est très important et occupe la plupart de mon temps mais je continue les concerts et j’espère publier un quatrième disque fin 2015… (3)


Propos recueillis par Jac FORTON

Cet article est à retrouver dans son intégralité, dans le numéro double 285/286 de la revue Espaces Latinos.
(1) Claudio Arrau  (Chili 1903-1991) : un des plus grands pianistes du 20e siècle, spécialiste de Chopin, Liszt ou Beethoven.
(2) Claude Helffer (1922-2004) : pianiste français particulièrement connu pour ses interprétations de la musique du 20e siècle.
(3) Le site de Maria Paz Santibañez