Rencontres littéraires du 24e Festival Biarritz Amérique latine

Cette année encore, pour sa 24e édition, le Festival de Biarritz a été un lieu de rencontres des cultures. Aux rencontres littéraires étaient invités l’écrivain chilien Luis Sepúlveda (vendredi 2 octobre), et l’argentin Alan Pauls, spécialiste également de cinéma, qui présidait le jury longs métrages (mercredi 30 septembre).

Luis Sepúlveda, écrivain, journaliste, scénariste et réalisateur, est aussi un merveilleux conteur. En présence de Jacques Aubergy, traducteur et éditeur, et de Philippe Lefait, journaliste et écrivain, il a tenu en haleine un public nombreux et enthousiaste par des récits tirés la plupart du temps de ses nouvelles. Venu présenter son dernier recueil : L’ouzbek muet et autres histoires clandestines, publié chez Métailié et traduit de l’espagnol par Bertille Hausberg, il nous a dévoilé la genèse de ses livres, qui sont souvent le fruit d’une longue maturation, ainsi pour L’Ouzbek muet, il nous a confié que le livre avait été écrit à la demande de ses anciens camarades, “qui n’ont pas supporté de voir la mort et la disparition de leurs amis”. En 1971, comme seize autres militants, il fut choisi pour faire partie de la garde rapprochée d’Allende. Après le coup d’État, en 73, beaucoup sont morts ou ont disparu. Il ne reste parfois d’eux que des bouts d’ossements identifiés grâce aux progrès de la recherche ADN. Il s’agit donc d’un livre sur la mémoire et la résistance où se mêlent “amour et humour”, “ce qui permet de prendre de la distance et de faire qu’aucune histoire ne soit pathétique”.

À la question de Philippe Lefait : “Où trouvez-vous aujourd’hui une occasion de résistance et d’humanité ?” Luis Sepúlveda rappelle qu’il a toujours résisté. Il a été guérillero au Nicaragua, ce qui lui a apporté satisfaction mais aussi parfois déception. Actuellement il déclare “qu’il faut résister à tous les mécanismes de domination” et en particulier à “la corruption” : “c’est une attitude vitale”. Il résiste, lui, en tant que écrivain et journaliste : “Il faut militer sans relâche”. Il souhaiterait se consacrer davantage à la fiction mais “il lui faut résister à un réalité terrible”. Philippe Lefait invite alors les auditeurs à lire ses blogs sur le site du Monde diplomatique. Jacques Aubergy interroge Luis Sepúlveda sur la présence de la poésie dans son œuvre. Selon l’écrivain, “sa carrière comme poète s’est arrêtée à 16 ans” après avoir écrit son recueil Crepusculario de la tristeza, mais son œuvre se nourrit de poésie. Il a été marqué, entre autres, par Prévert et Gelman et vit avec la poétesse Carmen Yáñez. Il est également très sensible à la musicalité de ses textes, qu’il enregistre et qu’il corrige jusqu’à ce qu’ils correspondent à ce qu’il souhaite. Il se dit “obsédé de la correction”.

Inlassable voyageur, son livre Dernières nouvelles du Sud, réalisé en collaboration avec le photographe argentin Daniel Mordzinski, “n’est pas seulement un livre de voyage mais aussi de constatations”, fait de “rencontres”. Il s’agissait au début d’une sorte de reportage sur la Patagonie et ils avaient prévu initialement de parcourir mille kilomètres en trois mois. Au bout de deux mois, ils n’avaient parcouru que 100 kilomètres mais avaient rencontré des personnes merveilleuses, en particulier les cheminots qui s’occupaient de ce qui restait du Patagonia Express et ce n’est qu’après un troisième voyage et cinq ans de réflexion qu’il a pu l’écrire, ayant pris conscience que c’était la Patagonie elle-même qui devait raconter son histoire. Dans ce livre, Sepúlveda dénonce la privatisation de ce territoire, la spoliation des terres, la déforestation et la politique des parcs nationaux, rappelant que seuls les Mapuches savaient les entretenir. Il rend hommage aux hommes, ainsi qu’à un arbre dont il évoque la résistance sur une île et dont il fait le “symbole de la dignité du Sud”. À la fin de l’entretien, répondant à une question d’une spectatrice, il déclare qu’il “n’aime pas le mot inspiration ; ses histoires naissent de l’observation de la vie, qui est pleine d’histoires. Il faut écouter, voir”. Ce que nous avons fait pour notre plus grand plaisir.

Rencontre avec Alan Pauls

J’ai toujours aimé l’impur”, déclare Alan Pauls. À Philippe Lefait et à Graciela Villanueva, professeur à Paris XII–Créteil, il explique qu’il aime le “montage” de choses ou d’expériences qui ne semblent pas faites pour se lier entre elles. C’est là pour lui un axiome vital. Les rapprochements de traits ou faits contraires créent une tension très intéressante : en déstabilisant l’ordre des choses, ils les font voir plus clairement. Le double sens, l’ambivalence, sont des traits du monde contemporain et lui rappellent l’Unheimlichkeit,l’inquiétante étrangeté” que décrit Freud. “Ce qui est le plus intime peut devenir le plus étrange et le plus dangereux”, observe Alan Pauls. Et il ajoute qu’ainsi est l’Argentine. Cette complexité du réel se retrouve dans un personnage comme l’oligarque de l’Histoire des pleurs (Historia del llanto) ou dans celui du chanteur engagé, du même roman, un mixte de banalité et de réalité, image possible de l’Argentine des années 1970-80. Elle est aussi dans l’écriture d’Alan Pauls, où peuvent se mélanger (par exemple dans El pudor del pornógrafo, 1984) langue soignée et expressions vulgaires.

Interrogé sur sa technique d’écriture – est-ce la libre association ou le délire ? -, il répond : “J’aime beaucoup le délire”, et il ajoute : “C’est toujours le désir qui monte les éléments associés”. Ici aussi Freud est sa référence. Dans ce qu’il écrit, il découvre une portion d’inconnu qu’il tient à préserver. Par ailleurs, la longueur de sa phrase, qui traduit la complexité de ses objets d’analyse, ferait, lui dit-on, la musicalité de sa langue. On l’interroge sur sa dette envers Julio Cortázar, et il répond qu’il l’a beaucoup aimé, que Cortázar lui a ouvert l’espace de la littérature ; à quinze ans, il voulait écrire comme lui. Mais c’est resté un auteur de sa jeunesse, qu’il ne le lit plus, car aujourd’hui il est influencé par des écrivains d’une esthétique différente de celle de Cortázar. En une autre occasion, il dit qu’il aime les écrivains sentimentaux, et notamment Manuel Puig. À propos de sa trilogie : Historia del llanto, 2007 (Histoire des larmes, 2008), Historia del pelo, 2010 (Histoire des cheveux, 2010), Historia del dinero (Histoire de l’argent, 2013), qui l’a occupé, dit-il, six ou sept ans, il déclare : “Je ne sais pas pourquoi j’avais ces trois éléments, pleurs, cheveux, argent, qui sont trois fétiches bizarres d’une époque qui a été objet de sur-écriture, l’Argentine des années 1970-80”. Il voit aujourd’hui que ce sont trois éléments qui tendent à se perdre et que l’on peut aussi falsifier. Ils portent sur l’expérience de la perte dans une Argentine qu’il regarde comme nécrophile, penchée sur son passé, sur ses malheurs, sur sa décadence. Faut-il y voir une réflexion sur le ratage ? Il répond qu’il croit à ce qu’il appelle la rétroactivité : le retour que nous faisons, dans le temps, sur notre passé pour agir sur lui, pour le changer, comme dans une psychanalyse.

Graciela Villanueva lui fait observer que ces trois romans racontent l’histoire argentine récente, mais sans chercher à être des témoignages, et qu’on y trouve toujours un mélange de distance et de proximité, ou même d’intimité. Il reconnaît qu’il a tiré parti de la troisième personne dans des récits à portée très personnelle et que, s’agissant de textes qui sont de petits manuels d’histoire récente, il a usé du présent de l’indicatif dans un jeu de prise de distance et de proximité qui traduit le sens de la pudeur qui est le sien en tant qu’argentin. Ces traits d’écriture (présent, troisième personne) lui permettent d’aborder l’impudique par l’obliquité. Quant aux noms ou aux désignations de ses personnages, il avoue sa difficulté à les choisir : “C’est une tragédie d’écrivain”. En écrivant, il leur donne, au besoin, un nom provisoire, mais qui souvent reste définitif. On lui fait observer qu’à la fin d’Histoire des pleurs le protagoniste s’en veut de n’avoir pas été le contemporain d’un autre personnage, la “comandante Silvia”. “C’est le drame du héros, et le mien”, répond-il. On peut, en effet, être à la fois contemporain et absent de ce qui se fait et dit dans le temps où l’on vit. Lorsqu’on lui demande s’il va écrire sur les drames qui se produisent actuellement dans le monde, il répond qu’il suit l’actualité avec perplexité et scandale, mais qu’il n’est pas journaliste et qu’il ne sait pas encore comment son travail va transformer ce qu’il voit dans l’écume de l’actualité.

Françoise et Michel DUBUIS

Photo : Luis Sepúlveda  © Agence.Photomobile