Le machisme vu par l’écrivaine Selva Almada

Selva Almada, auteure de plusieurs romans, sera invitée aux 14e festival littéraire Belles Latinas en novembre prochain. Nous publions ici un article explorant le style littéraire et le thèmes que l’écrivain argentine aborde dans son roman Ladrilleros. Écrit par le journaliste et écrivain péruvien Fernando Iwasaki, il a été publié dans le journal chilien  El Mercurio sous le titre de « Machos Alfafa » en novembre 2014 et traduit à notre demande par Hugo Polizzi.

Née dans la province d’Entre Ríos (Argentine) en 1973, Selva Almada est l’une de ces récentes narratrices argentines que je me suis efforcée de lire ; il se trouve que son éditeur est Damián Tabarovsky, que Beatriz Sarlo n’a pas tari d’éloges au sujet de ses romans et qu’en outre, Andrés Neuman m’a encouragé à me plonger dans son œuvre. Ladrilleros n’est pas son premier coup d’essai, c’est un fait. Avant même d’avoir fait parler d’elle avec El viento que arrasa [Après l’orage] (2012), l’écrivaine avait déjà fait publier son recueil de poèmes Mal de muñecas (2003), son court roman Niños (2005) et son livre de contes Una chica de provincia (2007). Ainsi, c’est après avoir reçu un très bon accueil de la critique et accédé à une notoriété amplement méritée dans son pays d’origine, que Ladrilleros, initialement édité par Mardulce en Argentine, a été publié en Espagne par la maison d’édition Lumen.

Il faut bien que j’en parle : je ne trouve pas que la critique espagnole fasse un examen captivant de la littérature. Je pense notamment au fait de traiter des personnages romanesques aussi populaires que marginaux comme c’est le cas dans Ladrilleros. L’espagnol outre-Atlantique a toujours envoûté les critiques et les lecteurs issus de la péninsule ibérique, mais j’aime à penser que les compatriotes des auteurs ne ressentent pas cette dite fascination, mis à part en milieu rural ou du moins provincial, plutôt étrange pour les hispanophones des métropoles et autres grandes villes.

Ladrilleros est une œuvre où abondent les voix vernaculaires, comme pourrait l’être n’importe quel roman chilien, paraguayen ou guatémaltèque digne de ce nom. Le fait est qu’en Espagne, la critique capitule même au-devant d’un vocabulaire paysan castillan propre à certains de leurs auteurs, comme on a pu le remarquer avec Intemperie (2013), premier ouvrage de Jesús Carrasco. Serait-il possible qu’on en vienne à ne plus lire Luis Berenguer, Miguel Delibes ou José Antonio Muños Rojas à force de paresse sémantique ? Touchons du bois.

Par ailleurs, je ne vois pas non plus ce qu’un roman gagnerait à devenir un scénario de qualité ou avoir un potentiel “cinématographique”. Un bon roman (et le dernier de Selva Almada en est un) doit être littéraire avant toute chose et toute éventualité d’être adapté au cinéma, que cette adaptation le montre sous son meilleur jour ou non, n’a rien à voir avec la littérature. Ainsi, s’il y a une chose qui ait desservi quantités d’auteurs ces dernières années, c’était bien le fait de publier des romans en calculant combien leur rapportait de les faire adapter au cinéma. Pourquoi ne deviennent-ils pas scénaristes une bonne fois pour toutes ? Mystère et boule de gomme.

Le premier point que je voudrais soulever à propos de Ladrilleros est l’aperçu qu’il donne de l’Argentine, la plupart du temps limité au panorama urbain de Buenos Aires. Pourtant, même si l’univers impitoyable de Ladrilleros ne rentre pas dans le moule que Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares, Julio Cortázar, Ernesto Sábato, Manuel Mujica Lainez, César Aira, Ricardo Piglia, Alan Pauls ou Rodrigo Fresán ont façonné dans leurs œuvres, il ne fait aucun doute qu’avec ce dernier roman, Selva Almada marche dans le sillage de Haroldo Conti, Héctor Tizón, Antonio di Benedetto, Juan José Saer, Elvio Gandolfo, Martín Caparrós, Martín Kohan ou Leila Guerriero, ces auteurs qui ont bâti des récits incontournables se déroulant au cœur des provinces et des hameaux de l’arrière-pays argentin.

D’autre part, Selva Almada m’a fait forte impression quant à sa manière de dépeindre avec brio la violence comme l’expression de la domination masculine et du machisme rustique : l’incarnation d’une virilité de pacotille. Ce livre, c’est une sorte de gouffre dans lequel elle a précipité ces créatures méprisables. Selon moi, c’est en cela que Ladrilleros atteint des sommets de virtuosité.

J’ai connaissance de certaines critiques qui ont signalé que l’écriture de Selva Almada n’était pas des plus  “féminine” dans la mesure où elle n’explore que trop bien l’allégorie du machisme. C’est bien possible. Cependant, elle laisse entre les lignes de son roman des indices qui dissimulent les décombres du machisme. La première scène qu’illustre Ladrilleros est l’agonie de Marciano et Pajarito, deux jeunes hommes tapageurs et sanguins qui se détestent l’un l’autre ; deux sauvages peu fréquentables s’adonnant aux vices, aussi mauvais maris que mauvais pères. Le roman démarre sur les tristes conséquences du duel au couteau sur Marciano et Pajarito ; or, si au fil des pages, nous sommes convaincus d’être à deux doigts de résoudre le mystère qui plane autour du meurtre de Miranda, Selva Almada ficelle l’intrigue de telle façon à ce que nous vibrions malgré tout au gré des péripéties.

Au même titre que les romans les plus ingénieux de Faulkner, Hemingway, Onetti ou Vargas Llosa, Selva Almada camoufle un “indice” crucial dans sa narration, ce qui a pour but de nous faire croire à une tuerie mutuelle entre Marciano et Pajarito, l’accomplissement d’une vengeance, la fin d’une lutte qu’aucun deux n’avait commencée. Malgré tout, nous nous retrouvons bouche bée en découvrant de quelle façon cet univers bestial et machiste s’effiloche et se dénoue. Les clins d’œil prenant à partie la phallocratie, voilà le génie de Selva Almada.

Fernando IWASAKI,
Traduit par Hugo Polizzi

Ladrilleros (Les briquetiers), de Selva ALMADA, éd. Lumen, Barcelone, 2014, 196 pages. La version en français est annoncée pour septembre prochain.
 Selva Almada : Auteure de poèmes – Mal de muñecas (2003), de courts romans – Niños (2005) – Chicas muertas (2014). Son premier roman, El viento que arrasa (2012) a été soutenu par le lectorat et la critique. Son deuxième roman est intitulé Ladrilleros. Parallèlement à cela, elle compose des anthologies diverses et variées : Die Nacht des Kometen (Alemania, 2012). De Putin (2008), Poetas argentinas 1961-1980 (2007), Narradores del siglo XXI (2006), Una terraza propia, Nuevas narradoras argentinas (2006). Son projet d’étude portant sur le féminicide chez les adolescents a été financé par le Fond National des Arts Argentins.