Argentine, Affaire Nisman : La thèse du suicide semble s’imposer

“Aucun indice ne permet d’affirmer que la mort du juge Nisman soit un homicide” selon les conclusions de la junte médicale rassemblée par la juge d’instruction. Les étranges actions du juge juste avant sa mort. De nombreux et mystérieux voyages. La mort du procureur Alberto Nisman dans sa salle de bains par une balle dans la tête a immédiatement divisé le pays en deux camps : les adversaires politiques et judiciaires du gouvernement accusèrent la présidente Cristina Fernández de Kirchner, son ministre des Affaires étrangères, Héctor Timerman et le député Andrés Laroque d’assassinat alors que les conclusions des médecins légistes ayant réalisé l’autopsie affirmaient “qu’il n’y a pas eu d’intervention de tierces personnes dans la mort du procureur”, donc qu’il s’agissait d’un suicide. Pourquoi assassiner un procureur ou pourquoi se serait-il suicidé ? Comment et pourquoi cette affaire est-elle devenue un conflit politique ?

En juillet 1994, une bombe explose au siège de la Mutuelle israélite d’Argentine (AMIA) provoquant la mort de 85 personnes et des blessures à 300 autres. Le dossier est confié à une cellule spéciale d’enquête sous la direction du procureur Alberto Nisman. Les premiers indices pointent vers ce qu’on appelle “la piste syrienne”. Mais des pressions exercées par les ambassades états-unienne et israélienne plus de faux témoignages de la part d’un juge et de policiers forcent le juge d’instruction à abandonner cette piste au profit d’une “piste iranienne” : neuf fonctionnaires de l’ambassade d’Iran sont accusés d’être les auteurs intellectuels de l’attentat qui aurait été commis par un commando du Hezbollah.

Pendant 10 ans, l’enquête ne donne rien. Aucune preuve n’étant fournie, l’Iran refuse d’extrader ses fonctionnaires. L’Argentine demande alors à Interpol de les placer sur “Alerte rouge” qui leur interdit de quitter leur pays sous peine d’arrestation. En 2013, la présidente Cristina Kirchner propose à l’Iran de signer un Memorandum d’Entente qui créerait une Commission de la Vérité et permettrait aux juges argentins chargés de l’enquête (Canicoba et Nisman) de se rendre en Iran et d’interroger les accusés sur place. Ce traité est ratifié par le Sénat puis par la Chambre des députés argentins. Lorsque l’Iran réalise que la signature de ce traité ne signifie pas la levée des Alertes rouges d’Interpol, son Parlement refuse de le signer. Le traité n’entrera jamais en vigueur.

Les étranges actions du juge Nisman juste avant sa mort

Le 12 janvier 2015, le juge revient soudainement d’Espagne où il était parti en vacances avec sa fille, pour remettre à la juge de garde (le pouvoir judiciaire est en pleine vacances d’été) María Servini, un document dans lequel il accuse la présidente, son ministre des Affaires étrangères et d’autres personnes, d’avoir engendré le Memorandum comme “un complot en vue d’assurer l’impunité des accusés iraniens, d’avoir demandé à Interpol la levée des Alertes rouges et de vouloir échanger cette impunité au profit d’échanges commerciaux pétrole iranien contre céréales argentines”. La juge Servini refuse le document “qui n’apporte aucune preuve aux accusations” portées. Nisman affirme alors que Antonio Stiuso, le chef des services secrets argentins (SIDE) a promis de lui apporter toutes les preuves nécessaires sous forme de documents écrits et d’enregistrements d’écoutes téléphoniques qui impliquent la présidente et son ministre. L’affaire prend une tournure politique lorsque deux députées de l’opposition au gouvernement invitent Nisman à présenter ses preuves devant une commission sénatoriale le lundi 19 janvier.

 Des accusations impossibles à soutenir

Pourtant, le juge devait savoir que ses accusations ne pouvaient pas aboutir et qu’il se dirigeait vers une impasse. Le 15 janvier, le Ministre Timerman produit une lettre du secrétaire général d’Interpol montrant que le gouvernement argentin, non seulement n’a jamais demandé la levée des alertes rouges mais qu’il a insisté pour qu’Interpol ne les lève pas. L’ancien directeur d’Interpol Ronald Noble confirme au journal Página12 que ce qu’affirme Nisman “est faux”. Les juges Canicoba et Servini déclarent que la dénonciation de Nisman n’apporte aucune preuve. Les deux organisations juives DAIA et AMIA prennent leur distance et “attendent des preuves”. L’organisation de parents des victimes et des survivants Memoria Activa rejette le document de Nisman. Le vendredi 16 janvier, le responsable des Analyses du SIDE (Services secrets argentins), Alberto Massino, annonce au juge qu’il n’y a pas d’autres écoutes téléphoniques que celles qui lui ont été remises dans lesquelles jamais n’apparaissent les voix de la présidente ni de son ministre.

Le samedi 17, Nisman appelle trois fois Jaime Stiuso, chef du SIDE et principal fournisseur d’informations (lui-même “informé” par les services secrets US et israéliens). Stiuso ne lui répond pas et ne le rappelle pas. Quelques jours plus tard, il abandonne le pays avec un faux passeport et se réfugie aux États-Unis. Le samedi 17 janvier au soir, le juge demande à son technicien en informatique depuis dix ans, Diego Lagomarsino de lui trouver un revolver “parce qu’il craint pour la sécurité de ses filles”. D’abord réticent, Lagomarsino rentre chez lui et ramène son arme au juge. Le lundi 19 janvier, le juge Nisman est retrouvé mort dans sa salle de bain. Pour les opposant politiques, le gouvernement l’a fait exécuter parce qu’il craignait les preuves que le juge affirmait pouvoir apporter. Pour le secteur pro-gouvernement, c’est justement parce que le juge était conscient que ses preuves n’en étaient pas et qu’il avait été trompé par Stiuso qu’il s’est suicidé.

Pourquoi une accusation d’assassinat ?

L’affaire Nisman prend vite une tournure politique. Début 2015, l’Argentine entre en période électorale (élections présidentielles fin 2015) et la droite argentine craint que, même si Cristina Kirchner ne peut plus présenter sa candidature, les mouvements et partis qui soutiennent les politiques de centre-gauche du président Néstor Kirchner puis de Cristina Kirchner depuis 2003, puissent bien remporter ces élections. Il faut donc “casser” la présidente en l’impliquant dans des scandales devant affaiblir son secteur. L’affaire Nisman vient à point nommé ! La grande majorité des médias argentins étant tenue par la droite, des campagnes virulentes ont immédiatement été lancées contre la présidente et son ministre : ils ont assassiné Nisman pour qu’il ne révèle pas ses preuves. Ces accusations ont été reprises en chœur par la plupart des grands médias du monde y compris en France. Une grande manifestation rassemblant 200 000 personnes est organisée par un secteur du pouvoir judiciaire anti-Kirchner avec le soutien des opposants politiques au gouvernement. En revanche, le document accusatoire du juge Nisman est examiné par quatre juridictions différentes, avec le même résultat : pour tous les magistrats, le document de Nisman, basé sur des « informations » issues des service secrets argentins, états-uniens et israéliens, n’apporte aucune preuve qu’un délit ait été commis.

Où en est l’enquête ?

Sandra Arroyo Salgado, l’ex-épouse du juge Nisman et les deux experts mandatés par elle prétendent qu’il a été assassiné par le technicien Lagomarsino le samedi 17 au soir et qu’il a organisé une mise en scène pour faire croire à un suicide. Ils accusent le gouvernement d’être le donneur d’ordre. Les conclusions des experts (légistes, police, criminalistes) mettent cette hypothèse en doute : Si le corps avait été bougé, il y aurait des traces car il y avait du sang partout. Quelqu’un sur le point d’être assassiné tente toujours de se défendre mais il n’y a aucune trace de lutte. Nisman était-il drogué ? Aucune trace de drogue dans le corps. Les spécialistes en informatique de la Police fédérale ont découvert que l’ordinateur du juge a été utilisé le dimanche matin vers 7h30. Impossible donc que ce soit Lagomarsino.

Si Lagomarsino avait assassiné le juge, pourquoi aurait-il laissé son arme, enregistrée à son nom au registre national, comme s’il “signait” le crime ? Autre découverte : depuis 2007, le directeur du SIDE, Antonio Stiuso, annonce au juge que son rapport contenant les preuves de la culpabilité de la présidente et de ses proches, fruit d’un long travail d’étude des écoutes téléphoniques, est sur le point de lui être remis. Depuis 2007, deux fois par an, le juge demandait à Stiuso de lui remettre ce rapport et s’entendait à chaque fois répondre : “Il est sur le point d’être terminé”. En janvier 2015, ce rapport ne lui avait toujours pas été remis. C’est pourtant sur base de ces “preuves” que le juge avait monté son dossier. Les nouveaux responsables du SIDE (rebaptisé AFI) ont annoncé qu’ils n’avaient trouvé aucune trace de ce rapport.

“Un juge qui voyage beaucoup et travaille peu”

Ce jugement sévère des associations de victimes, émis depuis plusieurs années accompagné d’une demande de retrait du dossier des mains du juge, semble conforté par les faits. Un rapport de Migraciones (police des frontières) montre qu’en dix ans, Nisman a réalisé 59 voyages à l’étranger sans avoir demandé un seul jour de congé, dont 17 fois aux États-Unis (six fois rien qu’en 2011 !). Durant les cinq dernières années, il a passé 411 jours à l’extérieur, soit un an et un mois. Dans quel but ? Mystère. Il a aussi beaucoup voyagé au Mexique et au Brésil, souvent en bonne compagnie, et plusieurs fois vers l’Espagne. Cela n’a pas empêché sa famille d’exiger de l’État qu’il lui paie les dix années de vacances que le juge n’a pas prises. Si les relations du juge avec les organisations se disant représentatives des juifs argentins (AMIA et DAIA) étaient bonnes, il n’en était pas de même avec celles représentant les victimes et les survivants de l’attentat : lorsque Laura Ginsberg, de l’association de victimes Apemia lui a demandé une copie du dossier, il ne lui a remis qu’un petit résumé. En revanche, il a remis une copie du dossier complet à Rosario Miró de l’ambassade des États-Unis ! Un certain nombre de juifs argentins ont quitté l’AMIA et la DAIA (“trop proches des ambassades”) et se préparent à fonder une nouvelle entité (“qui nous représentera vraiment”).

Consensus des experts

Devant les différences d’opinion entre les experts et les représentants de l’accusatrice Sandra Salgado, ex-épouse de Nisman, la juge d’instruction Viviana Fein décide d’organiser une réunion de ces 15 spécialistes pendant laquelle les diverses interprétations pourront être discutées entre experts en vue d’obtenir un consensus. Les deux experts représentant le point de vue de l’accusation refusent d’y participer et remettent leurs conclusions (qui insistent sur la thèse de l’assassinat) directement à la juge Fein, ce qui n’est pas légal. Les treize autres experts sont tous d’accord : “rien ne permet d’affirmer qu’il y eut un homicide”. Le 9 juin prochain, les cinq criminalistes qui ont étudié le dossier rendront à leur tour leurs conclusions à la juge d’instruction Viviana Fein qui devra ensuite rendre les siennes : suicide ou meurtre ?

Jac FORTON