Les écrivains latino-américains aux Quais du Polar

Dans son édition 2015, Quais du Polar de Lyon, a consacré une large place aux Amériques et, à côté des grands noms de la littérature nord-américaine, on pouvait retrouver une dizaine d’écrivains latino-américains renommés. Étaient invités : Paco Ignacio Taibo II (Mexique), Leonardo Padura (Cuba), Horacio Castellanos Moya (Salvador), Daniel Quirós (Costa Rica), Paulo Lins et Edyr Augusto (Brésil), Santiago Gamboa (Colombie), Ernesto Mallo (Argentine), Diego Trelles Paz (Pérou) ainsi que Luis Sepúlveda (Chili), malheureusement absent.

Nombre d’entre eux avaient déjà assisté aux rencontres Belles Latinas qu’Espaces latinos organise chaque automne. Leonardo Padura, qui vient de recevoir la médaille d’or de la ville de Lyon, nous avait déjà très aimablement fait l’honneur de sa participation et Diego Trelles Paz sera doublement présent : lors des premières rencontres Primavera Latina, les 26 et 27 mai prochain, au musée des Confluences et à la quatorzième édition des Belles Latinas en novembre 2015.

Leonardo Padura se rappelle que, du temps de ses études, le roman policier ou le roman noir était méprisé, alors qu’actuellement tous les écrivains présents s’accordent à dire qu’il est un moyen de réflexion sur une société et une aide à la connaissance de l’histoire d’un pays. En fait, c’est la société et la réalité qui déterminent le genre et la nature du roman. L’Amérique latine est souvent décrite à partir d’images préconçues, si ce n’est d’une vision tiers-mondiste que contredit, par exemple, la vie culturelle urbaine du Mexique. Les situations sont différentes selon les pays et les époques. Il faut se garder des stéréotypes et de l’exotisme.

Paco Ignacio Taibo II s’inspire souvent des faits divers. Selon lui, la corruption, l’abus de pouvoir et la fraude électorale créent un délire quotidien au Mexique. La réalité y dépasse souvent la fiction. Ce pays, où premier et tiers-monde se côtoient dans un contraste saisissant, engendre dix romans policiers par jour. Comme au Mexique, le meurtre est courant au Brésil, où, d’après Paulo Lins la criminalité s’organise, les trafics d’armes et de drogue conduisent à des guerres intérieures. Daniel Quirós interroge la réalité du Costa Rica, pays jusqu’alors considéré comme tranquille, mais traversé par la violence depuis dix ans, du fait des inégalités sociales et économiques ainsi que des situations conflictuelles des pays avoisinants. Avec humour, Leonardo Padura confie qu’à Cuba il y a très peu de meurtres, mais il y règne le vol et la corruption, ce qui explique le peu de morts rencontrés dans ses romans.

La réalité de l’Amérique latine a été celle de la dictature, et son reflet est très présent dans le roman. Mais l’écrivain peut-il se réduire à être un écrivain des dictatures ? Ernesto Mallo répond que ce qui est mauvais pour l’homme est bon parfois pour la littérature. Lorsque l’armée devient l’occupant de son propre pays, c’est en restant au plus près de la vie réelle que le roman dénoncera ces violences. Il a été montonero, mais regarde aujourd’hui cette lutte armée comme une folie. Mais aussi, de son point de vue, la violence est inhérente à l’être humain, tuer est un mode de connaissance, aussi bien qu’un moyen de survie, une perception du monde et de l’animalité que l’on porte en soi.

Aujourd’hui, cependant, la question dominante est celle des inégalités socio-économiques qui se sont accrues dans les dernières décennies et ont engendré des tensions sociales productrices de violence. La faim est une forme achevée de la violence. Au lieu de dictature, on peut parler de tyrannie de certains groupes sociaux et d’entreprises supra-nationales.

Horacio Castellanos Moya déclare que ce qu’il écrit est violent parce qu’il vit dans un monde violent. Pour Santiago Gamboa, c’est la réalité qui est noire, non pas le roman : ainsi le roman noir serait-il “involontaire”, autrement dit imposé par le réel. Diego Trelles Paz, quant à lui, déclare : “Je suis né dans la violence”.  Il était enfant à l’époque du Sentier Lumineux et d’Alberto Fujimori. Le Pérou qu’il décrit montre les conséquences du chaos engendré par cette guerre entre terroristes et militaires. Bioy, son roman, nous mène aux limites de la folie. Il a voulu raconter l’indicible, ne pas maquiller la violence et il nous plonge dans une descente aux enfers. La structure du texte, l’histoire, les mots sont violentés comme le sont les personnages. Tout est éclaté, le lecteur vit une expérience cathartique. Diego Trelles Paz se sert de techniques cinématographiques pour amener le lecteur à voir la réalité. Il attend un “lecteur actif”, comme le voyait Roland Barthes.

Plutôt que de roman policier, ou de roman noir, faudrait-il parler en Amérique latine d’une littérature de la violence ? Toujours est-il que le roman policier latino-américain, constatent ces auteurs, est différent du roman anglo-saxon. Le détective n’y trouve pas toujours sa place. La recherche de la vérité risque, en effet, d’être vaine, et il y a peu de chance qu’elle conduise à l’application de la justice quand les appareils d’État corrompus protègent le criminel. Un journaliste, aussi, peut mener l’enquête. Quant au policier, il risque de constituer une menace. Autre différence : comme le suggère Daniel Quirós, le genre noir, c’est faire de la politique par d’autres moyens, par la critique, par l’enquête.

Comme le fait remarquer Ernesto Mallo, reprenant une citation de Jorge Luis Borges, à l’image de son pays (l’Argentine), le roman noir “vit de la transgression de ses règles”. En décrivant la violence, la noirceur de la réalité quotidienne, la littérature offre un raccourci de la réalité, elle la dénonce, déclare Diego Trelles Paz. La fiction se saisit des événements, qui sont vus, observe Paco Ignacio Taibo II, à travers plusieurs subjectivités. Pour Santiago Gamboa, l’écriture, c’est suivre ses personnages, qui lui dévoilent une partie de la réalité. C’est le roman noir qui dénonce l’anomalie de cette réalité.

La littérature latino-américaine a longtemps été l’image de l’engagement politique, mais à présent c’est la désidéologisation qui domine ; le lecteur ne veut plus que le romancier lui impose une pensée. Le romancier doit offrir à son lecteur une matière qui lui permette de devenir “un lecteur libre”.

Leonardo Padura déclare qu’il ne fait pas de vrais romans policiers, il montre des personnages qui ont des problèmes avec la société. Il fait une distinction entre son travail de journaliste, qui lui permet, dans l’actualité, de donner son point de vue sur des évènements en tant que citoyen, et son métier de romancier. La littérature, le roman, demandent un temps de maturation, de réflexion. Au fil du temps, Mario Conde a acquis une telle complexité et une telle vérité psychologiques que dans la rue des personnes viennent lui demander de ses nouvelles comme s’il s’agissait d’un personnage réel. Par ailleurs, Leonardo Padura continue, après Retour à Ithaque, à s’intéresser au cinéma. Il écrit en ce moment avec sa femme un scénario inspiré d’un de ses premiers romans et qui mettra en scène Mario Conde. Mais il lui a fallu tailler dans son roman pour l’adapter à l’écran. Le détective, nous a-t-il confié, prendra les traits de Jorge Perugorría.

À propos de son livre Hérétiques, Leonardo Padura fait remarquer que « l’hérésie ne s’associe pas forcément au comportement religieux » ; l’hérétique, c’est celui qui fait des choix, soutient une opinion contraire aux idées reçues, révèle, met en question un récit. Comme Baruch Spinoza a été en son temps un hérétique de la pensée occidentale, l’écrivain actuel est également un hérétique.

                                                           Françoise et Michel DUBUIS