Le jeune Christophe Lucquin honore son métier d’éditeur indépendant

Le jeune éditeur parisien Christophe Lucquin poursuit son œuvre de prospection (le vrai travail de l’éditeur), œuvre courageuse parce qu’elle se situe hors de l’immédiateté, que ce qu’il offre n’est pas forcément à lire dans l’urgence pour être oublié le mois suivant, mais bien des livres sur lesquels on peut parier (dans ce domaine rien n’est jamais certain) que leurs qualités les rendront actuels pour des années, peut-être des décennies. Et c’est bien l’idée de pari qui est audacieuse dans un monde de profits aussi instantanés que possible. Ce ne sont pourtant pas des livres inaccessibles qu’il propose, leur originalité, au lieu d’effrayer doit attirer un public un peu curieux de sortir non seulement du purement “commercial” (que nous fuyons à Espaces Latinos), mais surtout de la production plus courante, qui a son mérite mais qui n’est pas la seule.

La Mexicaine Ana Clavel n’en est pas à ses débuts, elle a déjà publié en français deux romans, très originaux l’un et l’autre, et elle poursuit dans cette même veine poétique et troublante, avec Les nymphes sourient aussi parfois. On peut parler à propos de ce livre de non-réalisme poétique : Ada, la narratrice, nymphe parmi ses sœurs, vit entre Éden et Olympe, au milieu d’archanges et de satyres eux-mêmes très humains. Elle aussi est partie fillette/femme, partie source pure, partie torrent impétueux, et il ne manque pourtant dans son monde ni d’avions ni d’Internet. Elle découvre la vie avec un réel émerveillement, s’initie à tous les plaisirs, même s’ils sont défendus à une nymphe ou à une fillette (remâcher un chewing-gum récupéré sur un trottoir peut être un de ces plaisirs, comme sentir l’air passer sur sa poitrine ou se livrer à des amours de rêve). Ada décrit ou suggère, raconte ou énonce des faits dont on n’a pas envie de savoir s’ils se chevauchent ou se succèdent. Bref, il faut se laisser rêver… Le corps est le lien entre le roman-conte d’Ana Clavel et le roman de Roque Larraquy, le corps objet d’art, d’objet d’art en devenir chez la première, objet de recherches pseudo-scientifiques pour le second.

La madrivore de l’Argentin Roque Larraquy nous emmène d’abord, au tout début du 20e siècle, dans une clinique très particulière de la banlieue de Buenos Aires et raconte les petits faits de la vie quotidienne, des faits apparemment sans importance. Dans ce lieu isolé on utilise une nouvelle méthode, notoirement sans aucun effet sur la maladie, le sérum anticancéreux du Professeur Beard. On y trouve un “chef”, Mister Allomby, qui semble davantage proche du marketing que de la médecine, un essaim de médecins, sans qu’il soit possible de deviner comment fonctionnent les rapports de hiérarchie (ce mot semble déplacé au sein de l’établissement), parmi lesquels notre narrateur, Quintana, quelques infirmières, dont mademoiselle Menéndez, convoitée par tous, et enfin une malade, belle et folle, qui fera les frais de la folie scientifique si chère à Adolfo Bioy Casares, quelques décennies plus tard.

Mais si, pour commencer, je parlais de petits faits quotidiens, c’était pour cacher l’essentiel, que le lecteur découvrira, pris par la curiosité, car l’action ne manque pas, entre deux dialogues banals ou savoureux. Ce qui est au centre de cette première partie, ce sont les recherches médicales parfois hasardeuses qui peuvent aller jusqu’au crime renouvelé au point de devenir lui-même un petit fait (presque) quotidien. Question subsidiaire : qui, de la nature “sauvage” ou de l’homme, est le plus cruel ? La seconde partie, le second récit, pourrait-on presque dire, qui se situe, lui à l’époque contemporaine, pose la question des rapports de l’art et du corps : peut-on décider, plus ou moins librement dans le cas du personnage, de faire de son corps une œuvre ? Certains dans la réalité s‘y risquent depuis les années 80, le personnage principal suit leur exemple, mais la solitude inexorable sera toujours envahissante. Question subsidiaire : l’art “sauvage” peut-il coexister avec l’art traditionnel ? Voilà deux très bons exemples de ce que peut créer la littérature actuelle, en dehors des circuits courants, mais de toute évidence au bénéfice des lecteurs curieux.

Christian ROINAT

Les nymphes sourient aussi parfois d’Ana Clavel, traduit de l’espagnol (Mexique) par Lydia Amokrane, éd. Christophe Lucquin, 150 p., 16 €.
La madrivore de Roque Larraquy, traduit de l’espagnol (Argentine) par Mélanie Gros Balthazard, éd. Christophe Lucquin, 238 p., 20 €.