Humberto Salvador, « Dans la ville j’ai perdu un roman »

Quito, 1930. Humberto Salvador, vingt ans tout juste, publie ce qu’on peut appeler roman expérimental, qui fait évidemment penser aux Six personnages en quête d’auteur de Pirandello et qui n’est pas très éloigné au fond du Novelista de Ramón Gómez de la Serna (1923) qui racontait avec toute la fantaisie du grand Ramón les transes par lesquelles passait un romancier en plein doute sur sa création. Ici, le narrateur, tout jeune débutant sans la moindre expérience, amoureux de Victoria, veut lui rendre un hommage éclatant dans ce qui devrait être son chef-d’œuvre.

Jour après jour le jeune homme raconte comment Victoria, la vivante, devient un personnage, comment le personnage doit résoudre les contradictions de l’être de chair, comment les rivaux, c’est-à-dire les personnages secondaires susceptibles de prendre une place démesurée, apparaissent et disparaissent de l’air du récit, non seulement selon la volonté de l’auteur, mais surtout selon leur propre nécessité. On a l’impression qu’à moins de vingt ans Humberto Salvador avait déjà tout compris de l’art du roman.

Il nous fait partager avec une immense liberté de ton, ses réflexions sur ce qu’est un roman, et surtout sur les difficultés pour en écrire un. Il y a de savoureux dialogues entre l’auteur et son personnage principal, encore à naître à la littérature. Il part du principe que son amour pour la “vraie” Victoria est un amour impossible, il le sait (elle est bien trop riche par rapport à lui). Mais est-ce bien certain ? Au fil des dialogues, dont le sujet unique est la naissance du roman futur, on peut en douter. On n’est pas très loin de Proust et de sa création plus vraie, en tout cas plus vivante, un siècle après sa publication. Mais on est loin, à l’inverse, du style de Proust. Ici c’est la simplicité qui prévaut, des dialogues, de brusques lueurs de poésie, des explications, jamais pesantes, des pensées et des sensations. Et aussi, parfois, de troublantes visions de l’avenir : l’impossible immortalité de toute œuvre littéraire, l’accélération générale qui rendra encore plus éphémère toute création artistique. En 1930, il écrit par exemple : “Le 20ème siècle a créé la folie du mouvement (…) les meilleurs livres, les plus chanceux, durent cinq ans. Les autres, un ou deux an.”. En 2014, les délais se sont encore considérablement réduits, mais en 1930 tout va déjà trop vite pour un art qui a besoin de la durée.

L’humour est aussi au rendez-vous : le narrateur dissèque les meilleures façons de fabriquer un roman, il énumère les trucs de ses prédécesseurs et aussi la technique déjà bien rodée des scénaristes d’Hollywood, un de ses modèles ; bref, les recettes dont il faut se servir pour réussir. Il n’a pas froid aux yeux, ce jeune homme qui, pourtant, garde une indiscutable naïveté, révélatrice d’honnêteté !

On sait assez peu de choses de la carrière littéraire de Humberto Salvador, sinon qu’il a publié, dans divers domaines (théâtre, poésie, quelques romans), qu’il a enseigné, qu’il a occupé des fonctions administratives et qu’il a été journaliste. Ce premier roman, d’une originalité assez comparable aux deux révolutions contemporaines en Amérique latine, La casa de cartón de Martín Adán (1928) et Les Sept fous de Roberto Arlt (1929) est resté pendant des décennies dans l’ombre avant d’être publié à nouveau par les éditions espagnoles Escalera en 2009, et repéré par les Fondeurs de Briques, qui ont eu la bonne idée de nous offrir (il ya déjà quatre ans) cette traduction, l’occasion d’une belle découverte que les professeurs de littérature devraient proposer à leurs étudiants toutes affaires cessantes !

Christian ROINAT

 

Dans la ville j’ai perdu un roman…, d’Humberto Salvador traduit de l’espagnol (Équateur) par Claude de Frayssinet, Éditions Les Fondeurs de Briques, 2010, 172 p., 17 €.

Humberto Salvador en espagnol : En la ciudad he perdido una novela…, Escalera, Madrid, 2009.