Une nette victoire dans les urnes et des réformes très attendues

Comme prévu, une victoire confortable. Plusieurs questions se posent : pourquoi une abstention record ? Pourquoi cet effondrement de la droite ? Les promesses de réformes structurelles pourront-elles être tenues ?

Avec 62 % des voix,  Michelle Bachelet et la Nouvelle majorité (Nueva Mayoría, centre gauche) remportent une victoire éclatante contre Evelyn Matthei de l’Alliance pour le changement (droite, 38 %), qui “n’attendait aucun miracle”. Ce second tour des élections présidentielles comporte plusieurs symboles. D’abord, dans un pays conservateur et assez machiste, les deux adversaires sont des femmes, ce qui ne s’était jamais produit au Chili, ni même peut-être en Amérique latine. Ensuite, elles sont toutes les deux filles de généraux de la Force aérienne. Mais pendant que le père de l’une, le général Alberto Bachelet, était torturé à mort dans les sous-sols de l’Académie de guerre aérienne, le père de l’autre, le général Fernando Matthei, était le directeur de cette même académie et tournait  le dos au premier. Pire, il est devenu membre de la junte militaire du dictateur. La victoire de Bachelet sur Matthei est aussi une revanche de l’histoire du Chili récent.

Plusieurs facteurs expliquent l’effondrement de la droite. Celle-ci est formée de deux partis : Rénovation nationale (RN), une droite modérée, et Union démocratique indépendante (UDI), viscéralement pinochétiste. Piñera appartient au premier, Matthei au second.

Lors des primaires internes, les deux principaux protagonistes, Laurence Golborne et Pablo Longueira,  se sont à chaque fois retirés après avoir été nommés, laissant Evelyn Matthei avec la charge de défendre le secteur, presque par défaut. Peut-être sentaient-ils souffler les vents contraires, le mandat du président Piñera se terminant sur un constat d’appauvrissement des classes moyennes et pauvres. En élisant Sebastián Piñera, un homme d’affaires prospère, les Chiliens, déjà écœurés par la corruption et le clientélisme de la Concertation au pouvoir depuis la fin de la dictature, pensaient installer un président qui allait gérer le pays comme ses entreprises : efficacement. La déception fut grande, Piñera ne faisant qu’augmenter la brèche entre riches et pauvres.

De son côté, la candidate Evelyn Matthei  a non seulement plusieurs fois défendu “le gouvernement militaire” de Pinochet, mais dans son programme, déclarait vouloir “la continuité du modèle à succès au Chili”, s’opposer à la réforme éducative proposée par sa rivale car “ce  serait une atteinte à la liberté dans l’éducation  et menacerait d’enterrer le modèle chilien”.

Un programme en trois axes

Pour gagner les élections, la Concertation de centre gauche comprit qu’elle devait se recomposer. L’intégration du Parti communiste et de ses alliés lui permit de se transformer en Nouvelle majorité (NM) avec un programme légèrement plus à gauche et surtout qui reprenait en partie les revendications de la rue depuis 2006 : des réformes en profondeur du système éducatif et de la fiscalité (“pour un pays plus juste”) et la possibilité d’appeler à la formation d’une Assemblée constituante (AC).

La promesse la plus importante de Bachelet est sans conteste celle d’envoyer “durant les cent premiers jours” de son mandat, un projet de loi visant “à supprimer le profit dans tout le système éducatif”. Pour beaucoup de Chiliens, les énormes  inégalités de la société proviennent en grande partie d’un système éducatif basé non pas sur le droit à l’éducation mais sur le droit d’enseigner, c’est-à-dire de faire commerce avec des établissements éducatifs (en un mois, trois écoles ont été fermées du jour au lendemain pour être vendues par leurs propriétaires).

En 2006 (en plein premier mandat de Michelle Bachelet !), puis en 2011 et 2012, les étudiants universitaires et ceux du secondaire, soutenus par des associations de parents et des syndicats ouvriers, étaient descendus dans la rue pour revendiquer une éducation gratuite et de qualité. Ils avaient été durement réprimés par la police… Avec le temps, les revendications avaient évolué : les manifestants réclamaient un changement de Constitution qu’ils considéraient “comme la base du système néolibéral qui transformait éducation et santé en négoces…”

L’autre réforme proposée par la Nouvelle majorité concerne la fiscalité : faire payer aux grandes entreprises des impôts en rapport avec  leurs profits. Cela ne sembla pas inquiéter outre mesure le patronat local, plusieurs barons reconnaissant ouvertement “avoir participé aux frais de la campagne électorale” de Bachelet. L’appel à une Assemblée constituante (AC) est plus délicat. Il s’agit d’élaborer une nouvelle Constitution  plus démocratique que l’actuelle, imposée par Pinochet en 1981, même si plusieurs fois amendée.

Les partisans d’une AC avaient appelé à “marquer AC sur le bulletin de vote”. Ils ont eu la satisfaction de voir les 8% de bulletins marqués lors du premier tour passer à plus de 10 % lors du second tour. Bien que reprise par le programme de Bachelet, on ne sent pas vraiment chez elle de volonté prononcée pour cette proposition dont la candidate a déjà fait savoir que son évolution “ se ferait dans le cadre institutionnel”, c’est-à-dire en respect de… la Constitution de Pinochet.

Pourquoi cette abstention massive ?

60 % des électeurs sont restés chez eux ! On peut avancer deux explications. D’abord, la gagnante était connue d’avance. La débandade des partis de droite et  la création de la Nouvelle majorité ont donné à celle-ci une forte avance sur la coalition de droite.  Beaucoup d’électeurs ont pensé que les jeux étaient déjà faits et ont préféré aller se promener.

Il est à noter que Bachelet a reçu moins de vote cette année que son prédécesseur de droite il y a quatre ans !

Ensuite, de nombreux électeurs ont estimé que le modèle politique ne permet de toute façon pas de pouvoir réaliser les promesses. Le système électoral inscrit dans la Constitution par les juristes de Pinochet, rend toute modification importante  quasi impossible. En effet, pour obtenir des modifications de la Constitution, la loi exige des quorums irréalisables de par le système binominal inventé par les juristes du dictateur. Car avec 35 % des voix, une coalition peut obtenir autant de députés que l’autre coalition avec ses 65 % ! Les deux coalitions comptent ainsi à peu près le même nombre d’élus au Sénat et à la  Chambre des députés. Obtenir  l’accord de 75 % du Congrès approche alors d’une mission impossible. Donc les promesses de Bachelet ne mènent nulle part, ont pensé ces électeurs, et à quoi bon aller voter ?

L’arrivée du PC dans la coalition gouvernementale et l’apparition de nouveaux leaders politiques, jeunes, déterminés, issus des luttes sociales, vont-elles donner un nouvel essor, si pas un nouvel espoir, à un contexte politique plutôt désabusé ? La nouvelle présidente sait qu’elle doit remplir ses promesses car la génération actuelle exprime des revendications claires, n’a plus peur de la police et est toujours prête à reprendre la rue.

Jac FORTON