Jordi SOLER : « Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres »

Jordi Soler, Catalan né au Mexique, qui a été attaché culturel de l’ambassade du Mexique à Dublin, s’amuse à mêler histoire, littérature, histoire littéraire, vérité et délires individuels pour réussir un roman plein d’humour dont le cadre se déplace de Paris à Dublin, avec un crochet par La Havane et Cuernavaca.

Le narrateur, obscur attaché culturel à l’ambassade du Mexique en Irlande, s’intéresse pour d’obscures raisons à la biographie d’Antonin Artaud qui, avant de se retrouver pour le reste de ses jours dans l’asile de Rodez, a effectué un court voyage au centre du Mexique, pendant lequel il a non seulement provoqué de nombreux scandales et donné quelques conférences dont le nombre de spectateur approchait le néant, mais aussi eu la prémonition de LA canne de Saint-Patrick, le saint patron de l’Irlande catholique, qu’il allait promener pendant des années et qui est au centre de notre récit. Le même objet est aussi passé, probablement, entre les mains de Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver, entre la fin du 17è siècle et le début du 18è. Swift est d’ailleurs un peu le double d’Artaud, tous deux souffrant de maladies mentales, mais, tandis qu’ Artaud extériorise un délire verbal presque perpétuel, Swift se retrouve gesticulant mais incapable de parler.

L’attaché culturel mexicain, désireux de publier une biographie du poète français, entre en contact à Paris avec un certain monsieur Lapin au visage d’oiseau, puis avec McManus, un poète irlandais presque centenaire et dépourvu de  dents qui a connu Artaud. Entre deux séjours prolongés dans un pub, ils se lancent dans la recherche « scientifique » de la relique, peut-être celle qu’Artaud a tenue en main, peut-être un vague morceau de bois sculpté conservé dans une minuscule église d’Irlande du Nord, c’est-à-dire en territoire britannique. Les pintes de bière, les trop nombreuses gorgées de poitín, un redoutable alcool de pomme de terre, et l’absorption répétée de whisky irlandais plongent le narrateur dans un délicieux délire qu’il nous fait partager. Tout dans le livre aide le lecteur à se sentir proche de ces trois amateurs, dans les deux sens du terme. Ils sont tous trois de vrais passionnés de la poésie et du personnage d’Artaud, au point de s’identifier à lui, et ils n’ont que de très légères notions de ce qu’est une enquête, surtout quand le statut diplomatique du narrateur est mis en cause.

On est perpétuellement entre le vrai et l’imaginé, entre la folie d’Artaud et celle de nos trois lascars, mais une folie qui ressemble à celle de don Quichotte : peut-on être réellement fou si on est amoureux de la poésie?

En tout cas on rit beaucoup en lisant ce roman, un humour qui parfois fait penser à certaines pages de Nabokov, humour du narrateur qui hésite entre sa pseudo supériorité intellectuelle (il est quand même attaché culturel) et les piètres moyens de son ambassade… et de lui-même. Plus sérieusement, Jordi Soler nous offre un joli documentaire sur le séjour d’Antonin Artaud au Mexique (en 1936), sur sa fin de vie aussi, tout en conservant ce flou artistique qui fait de son roman une vraie création littéraire.

Christian ROINAT

 

Jordi Soler : Dis-leur qu’ils ne sont que cadavres, traduit de l’espagnol (Mexique) par Jean-Marie Saint-Lu, Belfond, 236 p., 18 €

Jordi Soler en espagnol : Diles que son cadáveres, La fiesta del oso, Mondadori / Los rojos de ultramar, Alfaguara / La última hora del último día, RBA Libros / Restos humanos, Mondadori, 2013.

Jordi Soler en français : Les exilés de la mémoire /  La dernière heure du dernier jour  / La fête de l’ours, Belfond.